Avec Yoroï, Orelsan et le réalisateur David Tomaszewski signent une épopée mêlant action, humour et introspection. Le rappeur y affronte ses démons intérieurs entre paternité, pop culture et mythologie japonaise.
Le premier est l’un des rappeurs français les plus populaires, le second un homme de l’ombre, plus à l’aise derrière la caméra que devant. L’un vient de battre des records avec une tournée surprise conclue par dix Bercy d’affilée, tandis que l’autre se définit, sourire en coin, comme un type "attendu par personne". Les deux se connaissent depuis des années et, après plusieurs vidéos tournées ensemble, ont décidé de passer à l’étape supérieure : un premier long. Orelsan et David Tomaszewski abordent ce nouveau défi avec le sérieux des vieux complices. De cette rigueur est née Yoroï, dans lequel une version fictive du rappeur se retrouve dotée d’une armure magique pour combattre des yokai (démons du folklore japonais) tout en apprenant à assumer sa paternité imminente. Un projet hybride, entre catharsis et culture pop, influences croisées et peur de l’échec.
Comment vous êtes-vous lancés dans ce projet ?
ORELSAN : L’idée remonte à 2012. Je venais de terminer l’album Civilisation quand David m’a parlé d’un pitch : Orelsan au Japon, une femme enceinte, une armure et des yokai. David est un vrai cinéphile, il connaît IMDb par cœur. Un projet comme celui-là, c’est un engagement de quatre années, il fallait être sûrs de nous. Je considère mes albums comme une continuité, et le film s’y inscrit naturellement. On a refait des clips ensemble, comme une préparation avant de se remettre à travailler à deux.
DAVID TOMASZEWSKI : Tout est parti d’un clip en Chevalier du Zodiaque, à la fois une blague et un fantasme. On se disait qu’un film entier serait incroyable. On en a reparlé en 2020. Ma révélation, c’est Mon voisin Totoro : j’ai découvert Ghibli à travers les yeux de mon fils. J’ai mêlé cette redécouverte à l’idée d’un film d’armure, écrit un premier pitch, puis plongé dans la mythologie japonaise. Les enjeux étaient cette fois-ci beaucoup plus grands : production, attentes, rythme… Un clip, c’est un sprint ; un long métrage, un marathon. En 2012, le héros était entièrement fictif, mais comme Orel a construit son propre univers, c’était logique qu’il joue son rôle. Entre-temps, j’ai eu deux enfants, lui allait devenir père : l’histoire s’est naturellement orientée vers la paternité et la manière de mettre de l’ordre dans sa vie.
O : J’écrivais sur la paternité sans l’avoir vécue. Quand c’est arrivé, j’ai pu être précis. Après Comment c’est loin, j’ai lu des livres sur le scénario, écouté des podcasts sur l’écriture, travaillé sur Bloqués… On a réalisé ce qu’on rêvait de faire il y a dix ans, mais cette fois on était prêts. Au cœur du film, il y a le Japon mais vu par des Occidentaux.
Le film fait d’ailleurs très vite une vanne pour désamorcer le risque d’appropriation
culturelle.
O : Oui. (Rires.) Il faut être respectueux. C’était important d’avoir une actrice principale franco-japonaise. Mais cela reste l’histoire d’un homme qui fuit, se réfugie dans un pays qu’il fantasme, ne parle pas la langue, garde un regard étranger. Le Japon est un cadre, pas une carte postale. Ce n’est ni Lost in Translation, ni un vlog de touriste. Et on n’allait pas singer Perfect Days : le pays est avant tout un prétexte pour raconter autre chose.
DT : J’ai effectué énormément de recherches, c’était essentiel d’être fidèle. Je suis devenu, sur le tard, un passionné du Japon. Là où certains attaquent cette culture par les mangas, moi c’est par la mythologie. S’il existait des figurines de Raijin et Fujin, j’en aurais une collection entière ! Le Japon n’est pas notre culture : le danger, c’est évidemment l’appropriation. On a choisi d’y répondre par l’humour, sans jamais manquer de respect.
Il y a des punchlines à la Orelsan dans les dialogues, mais pas tant que ça.
O : Elles gênaient parfois la narration. Il fallait doser pour ne pas perdre l’histoire. Le film mêle humour, action, onirisme et gravité. Beaucoup de choses se sont décidées aux répétitions et au montage : on a retiré des blagues, mais aussi des séquences d’action. L’équilibre s’est trouvé à force d’essais.
DT : L’avantage, c’est notre différence. Si l’un de nous n’aime pas une scène, elle disparaît. Tout est approuvé d’égal à égal. Je me suis d’ailleurs aperçu pendant le tournage que plusieurs plans citaient Kubrick, alors que je suis le premier à dire qu’il ne faut pas y toucher ! Parfois c’est inconscient, parfois assumé. Le début du film, je l’ai presque copié sur Mon voisin Totoro. Si Miyazaki me tombe dessus, je comprendrai. (Rires.) Stravinsky disait : "Il ne faut pas s’inspirer, il faut copier." Il faut assumer d’emprunter à ceux qui nous ont fait grandir.
Comment avez-vous travaillé les scènes de combat ?
O : C’était un vieux rêve. Il y a huit ans, j’en avais parlé à Olivier Alfonso, spécialiste des effets visuels et collaborateur sur nos clips depuis dix ans. Il m’a présenté Manu Lanzi, cascadeur et chorégraphe, qui m’a proposé de venir m’entraîner. J’y suis allé, Alban Lenoir s’entraînait pour Balle perdue, et j’ai commencé à y aller deux fois par semaine. C’est devenu une passion. Ensuite, j’ai suivi un stage de deux mois au Japon avec Koji Kawamoto, qu’Anthony Pho, l’un de nos cascadeurs, avait rencontré sur John Wick. Koji est un régleur cascades qu’on admire : il a travaillé sur One Piece, Kenshin… Mon apprentissage a été long : je n’avais aucune base. À la fin, les cascadeurs m’accompagnaient même en tournée, dormaient chez moi, on faisait des mini-séminaires.
DT : Clara (Choï) s’est mise au MMA, a pris du muscle, est devenue une vraie combattante en quelques mois. On a autant travaillé l’action que l’humour. Si tu regardes Ricky Bobby : Roi du circuit, c’est une comédie pure, mais les courses sont presque meilleures que dans Jours de tonnerre.
On pense beaucoup à Scott Pilgrim…
O : C’est un de mes films de chevet. J’ai regardé Hot Fuzz et Shaun of the Dead en boucle. Ce n’était pas conscient, mais la symbolique des ex peut rappeler nos monstres. En revanche, on voulait un style plus brut : peu d’accélérés, peu de ralentis, pas de câbles.
DT : On adore ce film. On a des références communes, parfois inconscientes. Pendant l’écriture, on a beaucoup analysé Edge of Tomorrow, Matrix, les Miyazaki, SOS Fantômes, Gremlins ou Jumanji. Visuellement, je voulais un rendu artisanal, un peu années 80.
Vous avez abandonné des yokai au fil de l’écriture ?
O : Oui, beaucoup. Une de nos références était La Malédiction des yokai, où ils sont cent à l’écran ! Mais sur une heure quarante-cinq… impossible. Alors on a dû en fusionner. Ou en supprimer, comme le yokai de la dépression. C’est Ce qui s’est passé sur Vice-Versa. À l’origine, Pixar avait imaginé trop d’émotions et ils en ont enlevé. C’est un classique du scénario : quand on a trop de personnages, on les regroupe.
DT : Chaque démon matérialise un problème d’Orel. Nos yokai sont joués par des cascadeurs ou des danseurs, je trouvais ça plus fort que la 3D. Et on n’avait pas le budget pour Gollum. (Rires.) L’un d’eux est une version moderne du rokurokubi, très connu. Le yokai politique est l’un des plus complexes : on a imaginé une créature en animatronique, un monstre à deux têtes, bleu blanc rouge, qui symbolise la gauche, le centre et la droite. Pour d’autres, c’est parfois juste du maquillage et des masques et la synthèse améliore l’ensemble. C’est comme dans Max et les Maximonstres. Spike Jonze a pris ce conte et l’a rendu réel, avec de la chair, et ce style caméra à l’épaule. C’est une fantaisie mais avec une base réaliste. C’est comme pour la photo : je voulais un côté rétro, pas trop lisse…
O : Jonze, on a bouffé tous ses clips et ses films…
Et vous n’avez pas mis de yokai censeur de lyrics : une belle preuve de maturité.
O : Je n’y avais même pas pensé ! Mais le yokai des réseaux sociaux, c’est déjà une compilation de critiques. Ça reste de la fiction, mais qui permet d’aborder des thèmes déjà présents dans mes albums. Yoroï n’est pas "les états d’âme d’Orelsan'. Prendre mon personnage permet d’avoir une base connue du public, mais l’Orel du film reste fictif. Quand je l’écris, il parle comme moi, mais j’accentue tout : les défauts, la naïveté, les réactions. Il y a autant de moi dans cet Orelsan que dans sa femme Nanako, par exemple. Et autant de David que de moi dans le film. Partir d’un personnage pseudo "réel" donne de la force au propos, comme dans All That Jazz, Dans la peau de John Malkovich ou Grosse Fatigue. Michel Blanc qui joue Michel Blanc dans une histoire fictive : c’est génial.
DT : J’aime la célébrité comme sujet de cinéma et j’adore quand ce thème nourrit une œuvre hybride. Quand Bob Fosse qui est l’un des plus grands chorégraphes de Hollywood réalise All That Jazz, il met en scène ses propres névroses à travers des séquences dansées totalement folles. C’était notre but avec Yoroï. Orel possède un rythme bien à lui. Il a écrit les meilleures punchlines du film, et quand il les interprète, cela produit quelque chose d’unique. Certains comédiens jouent toujours un peu leur propre rôle, comme Raphaël Quenard, avec son phrasé et sa signature. Cela dit, notre personnage traverse une véritable évolution qui lui permet de jouer tout autrement dans le troisième acte. On s’est beaucoup amusés avec cet aspect satirique.
O : C’est une caricature de leader populiste : il dénonce tout, il a la rage, mais il n’apporte aucune solution. Certains adorent ce type de figure parce qu’elle dit ce qu’elle veut, sans filtre ; c’est jouissif, alors même que le discours est absurde. Notre société est complexe, et un individu qui simplifie tout séduit forcément les instincts les plus bas.
Orelsan, votre fanbase est massive, c’est un bonus ou une pression ?
O : Les deux. Je suis super excité, mais stressé ! Beaucoup de gens n’aiment pas voir des chanteurs passer au cinéma, il faut prouver qu’on est légitimes. J’espère que le public comprendra bien le projet, à mi-chemin entre spé et mainstream.
DT : Moi, je n’ai rien à perdre. Même si c’est mon premier long, je viens du clip, personne ne m’attend. Le vrai défi est de faire un film universel, qui parle à l’enfant, à l’ado et au parent en moi. J’ai déjà connu des projets annulés, donc je suis vacciné, et surtout reconnaissant.







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