Anna Hints
Alexandra Fleurantin/ Les Alchimistes

L’estonienne Anna Hints signe un documentaire captivant où elle recueille les confidences puissantes de femmes à l’intérieur d’un sauna à fumée. Un film tourné sur 7 ans dont elle confie les coulisses.

Comment et quand est née l’idée de de documentaire ?

Anna Hints : Je crois que ça remonte à mes 11 ans sans évidemment alors en avoir conscience. A ce jour où ma grand- mère m’a emmenée pour la première fois dans le sauna à fumée - ce lieu sacré purificateur du corps et de l’âme - où elle avait ses habitudes et m’en a fait partager les rituels. Mon grand- père venait de mourir. On allait l’enterrer le lendemain et nous sommes allées dans ce sauna avec ma grand- mère, ma tante et ma cousine. Là, ma grand- mère nous a confié pour la première fois que mon grand- père l’avait trompée. Je ne le comprendrais que plus tard mais ce fut mon initiation à la notion de sororité. Après de longues minutes passées ensemble dans ce sauna, ma grand- mère est ressortie en paix avec mon grand- père. Et moi, j’ai compris qu’il existait un espace où toutes les confidences pouvaient être dites et entendues, sans jugement. J’ai toujours gardé cela dans un coin de ma tête et puis un jour, en 2015, tout a ressurgi, alors que j’étais partie faire une retraite silencieuse avec ma mère dans un monastère bouddhiste pour essayer d’apaiser la relation compliquée que nous avions. Ces 26 jours ont été pour moi l’occasion d’une introspection sur ma vie et ma capacité à entendre ce que je pouvais ressentir en moi, à m’écouter. Ca m’a renvoyée à mes 11 ans, avec l’envie d’écouter et d’entendre des voix de femmes qui, de génération en génération, ont tu les drames, les violences qu’elles ont pu vivre. Et immédiatement, j’ai eu envie d’en faire un film.

Ce qui peut paraître contradictoire car on imagine qu’une caméra peut freiner cet élan à se confier, non ?

Vous avez raison mais ce que vous dîtes devrait s’appliquer à n’importe quel film. Réfléchir en amont au processus et non seulement au résultat final. Avant de me lancer dans Smoke sauna sisterhood et de réunir des femmes dans ce sauna, je devais fixer des règles claires pour respecter l’intimité de chacune afin qu’elles puissent se confier devant ma caméra, sans que je leur donne à aucun moment le sentiment de leur voler quelque chose. La première de ces règles serait que tous les corps seraient admis et nus – y compris le mien  - et que mon regard posé sur ces corps serait à l’opposé de la sexualisation qui va généralement avec l’exposition du corps féminin dans nos sociétés. Et pour cela, avec mon chef opérateur Ants Tammik, nous sommes allés en amont du tournage dans un sauna faire des essais images sur mon propre corps nu. Pour calibrer ce qu’on allait montrer à l’écran, pour créer un langage qui permettent que ces corps ne soient que des corps et non des instruments de fantasmes. Et on a projeté ces images à toutes les femmes qui ont accepté de participer à ce projet. Pour qu’elles décident de le faire en toute conscience, certaines qu’il n’y aurait aucune mauvaise surprise

Comment avez- vous choisi ces femmes ?

Là encore je m’étais fixée une règle. Celle de ne chercher à convaincre personne. Quand je leur présentais mon projet, si je sentais la moindre hésitation, j’arrêtais là. Quand au cœur du tournage, certaines qui m’avaient dit oui ont eu envie d’arrêter, je ne m’y suis jamais opposée. Le tournage a duré 7 ans. L’Estonie est un petit pays d’un peu plus d’un million d’habitants. Donc la rumeur de ce tournage a commencé à se propager. Et au fil des années, de nombreuses femmes m’ont contactée pour y participer. Au final, elles sont une quarantaine à avoir participé.

GALERIE
Les Alchimistes Films (ex-Docks 66 et Ligne 7)

 

Les confidences de chacune venaient spontanément une fois que la caméra commençait à tourner ?

Chaque session durait environ quatre heures. Je ne provoquais rien, ne posais aucune question pour lancer un sujet. Mais à chaque fois une femme commençait à parler et entraînait les confidences des autres. Parce que l’ambiance était propice à cela, parce que la chaleur a un effet sur le corps et le cerveau et parce que toutes avaient aussi accepté le projet pour ça, pour confier des choses qu’elles n’avaient jamais formulées à quiconque, y compris des récits de viol. Elles étaient prêtes à le faire, à s’en libérer d’une certaine manière. Et pour leur assurer que je ne les trahirai pas, j’ai refusé au départ de leur faire signer le papier a priori obligatoire où, à puisqu’elles avaient accepté de faire partie du projet, je pouvais utiliser leur image comme je le souhaitais. Je ne voulais pas d’une telle contrainte – cela allait à l’inverse de ma démarche de totale transparence et de ne jamais forcer qui que ce soit - et je ne remercierai jamais assez ma productrice de m’avoir suivie dans cette démarche. Ce n’est qu’après avoir découvert le film terminé qu’on leur a donné ce papier à signer. Et toutes l’ont fait !

Vous nous avez dit que le tournage a duré 7 ans. Quand avez- vous su que vous en aviez terminé ?

Ca a été très intuitif. J’ai ressenti le besoin d’aller dans une salle de montage pour trouver comment traduire en film l’intimité et la puissance de ce que nous avions vécu et faire que le spectateur se sente partie prenante et pas simple observateur. Ca m’a pris près de deux années supplémentaires. Mais là encore tout fut intuitif, jamais cérébral pour trouver par exemple le bon équilibre, le bon rythme entre les moments de confidences et ceux où on sort du sauna pour respirer, dans tous les sens du terme. Pour entendre ces témoignages et leur donner toute leur puissance, il ne fallait pas les enchaîner mais laisser vivre à l’écran par exemple le rythme des saisons. Je savais dès le départ que je devais m’armer de patience. Mais cette patience a porté ses fruits !

Smoke sauna sisterhood. De Anna Hints. Durée : 1h29. Sorti le 20 mars 2024


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