Frank est ton premier film aussi léger, tes précédents étaient plutôt sombres et sérieux.C'est vrai. Mais j'ai toujours aimé les comédies en fait, depuis petit. J'aime beaucoup le comique visuel : Tati, Laurel et Hardy, Chaplin. Maintenant que j'ai moi-même des enfants, je me sentais prêt pour faire un film plus léger. Bon, je suis en train de tourner le prochain, et là, c'est le retour à un registre sérieux. Mais Frank n’est pas mon idée au départ, c'est un projet qui est arrivé sur mon bureau, une première version du script à laquelle j’ai ensuite changé pas mal de choses. Mais dès que je l'ai lu, je me suis senti attiré par l'histoire, et je me suis dit que ce serait idiot de me censurer sous prétexte que ce n'était pas forcément mon terrain. Peut-être que malgré tout je ferai un peu plus de comédies à l'avenir.Il y a quand même quelques points communs avec le reste de ta filmo : la marginalité des héros. Tu as filmé des junkies (Adam & Paul), des solitaires (Garage), des gens extrêmement pauvres (Prosperity), et maintenant des freaks.Exactement. Je finis toujours par revenir à cette base. Même dans What Richard Did, le personnage finit effectivement par devenir l'outsider, même si ce n'est pas sa situation de départ. Je pense qu'on a tous un côté marginal ; chacun de nous, même sous notre meilleur jour, on a ce côté anxieux, compliqué, pas sûr de nous... C'est ça qui m'intéresse chez les gens, du coup je cherche des personnages qui représentent ça parfaitement. Ce n'est pas juste une question de filmer des marginaux, c'est ma façon de montrer le côté outsider qu'on a tous en nous.Comment on en arrive à se dire "je vais faire tourner Michael Fassbender mais sans montrer sa tête" ?D'une certaine façon, ce paradoxe est devenu l'histoire même du film. Frank y développe tout un discours sur le marketing, l'idée que tout peut être utilisé pour faire vendre, même quelque chose qui semble complètement fou. Concernant Michael, je cherchais juste le meilleur acteur possible. Évidemment, c’est très ironique parce que précisément, c'est un comédien qui a une gueule, des expressions reconnaissables entre mille, d'habitude c'est ça qu'on retient de ses rôles. Cette contradiction se mariait parfaitement avec le film : on montre comment certains, comme John, se projettent une fausse version d'eux-mêmes. Ça touche beaucoup d'acteurs, qui deviennent en quelque sorte des avatars d'eux-mêmes. Tom Cruise peut être un personnage sensible comme un héros d'action, mais il y a toujours ce truc qui se cale entre lui et le personnage. Ça reste Tom Cruise. C'était une petite libération de priver un acteur célèbre de ce qui sert à l'identifier le plus, avec tous les défauts que ça peut engendrer. Michael en tout cas l'a vécu comme une liberté inouïe. En plus les gens ont apprécié sa performance, je trouve ça intéressant parce qu'on avait aussi envisagé de prendre un acteur inconnu. Mais en réalité, on avait besoin d'une célébrité pour incarner ce paradoxe ambulant.>> Michael Fassbender chante le répertoire de Frank">>>> Michael Fassbender chante le répertoire de FrankD'ailleurs, j'ai cru comprendre que Johnny Depp avait aussi été envisagé pour le rôle. Pourquoi pense-t-on toujours à lui pour les persos décalés physiquement ?Je ne pense pas qu'il ait été envisagé sérieusement au final. Mais c'est vrai que son nom était sur la liste. Et c'est vrai aussi que quand tu décris Frank, avec cette particularité physique et ce caractère un peu fou... bizarrement la plupart des gens ont tendance à penser à Johnny Depp dans le rôle ! Mais ça aurait été peut-être trop facile. Michael va à l'encontre de tout ça, il donne au personnage toute son énergie. C'est vraiment lui qui empêche le film de sombrer dans le côté enfantin et idiot. Il apporte beaucoup de gravité à l'ambiance.Niveau mise en scène et direction d'acteurs, ça change quoi concrètement de filmer un type avec une tête 3 fois trop grande ?Le rapport à l'espace devient vraiment très important. Placer Frank ne serait-ce qu'en silhouette, dans un arrière-plan, ça change toute la scène ! C'est un vrai personnage mais aussi une espèce de marionnette géante : où il se tient, sa façon de bouger, tout devient porteur de sens puisque personne ne voit son visage. Ce qui est vraiment sympa c'est que les spectateurs, au bout d'un moment, arrêtent tout simplement de le voir comme un masque, et le considèrent comme un personnage « normal ». Du coup je le filmais comme les autres, en essayant de montrer son évolution à travers l'histoire. Le fait que des gens arrivent à ressentir des émotions devant cette tête qui ne change jamais d'expression, c'est une victoire.Twitter et les réseaux sociaux ont une grande importance dans la narration, ça te semblait indispensable ?Au départ, l'histoire se déroulait dans les années 80. Il y avait une voix-off, et c'était celle d'une version âgée de John, qui revenait sur son histoire avec Frank. Quand on a changé d'époque, on a abandonné l'idée de cette voix-off là, mais on a gardé l'idée d'avoir en off les commentaires de John. Du coup, le faire « parler » à haute voix lorsqu'il tweete, ça semblait idéal. Ça ajoute un ressort comique, forcément : tu lis et écoutes la façon qu'a le narrateur de raconter l'histoire sauf qu'en même temps tu vois la réalité, et le décalage est amusant. On voulait vraiment rigoler avec la façon qu'ont les gens de se marketer eux-mêmes à travers les réseaux sociaux.C'était aussi une façon pour Jon (Ronson, co-scénariste) de se distancier de la version de lui qu'on voit dans le film ?Sans doute, puisque le scénario s'inspire directement de son expérience avec le groupe de Frank. John, c'est Jon. Par contre, on ne peut pas considérer le film comme un biopic, parce que justement, tout est vu selon le regard de John et pas du tout de Frank. Il y a bien sûr la dédicace à Chris Sievey (le vrai nom de Frank Sidebottom NDLR) car il reste lié à notre histoire, mais nous en présentons une version « parallèle » où beaucoup de choses sont inventées. C'est avant tout une fiction, même s'il y a une base de réalité.Tourner les scènes de musique sans playback, ce n'était pas un risque ?C'était super risqué, ouais (rires). Et c'était vraiment difficile. Quand j'y repense parfois je me dis que c'est incroyable que ça ait marché. Tout est une question de technique et les prises directes, c'est un calvaire. Parce que par-dessus le marché, il ne s'agit pas seulement de filmer un live : ça implique des personnages, de la mise en scène, il doit y avoir de l'émotion, de l'humour... Donc tout doit être opérationnel au bon moment, de la technique à la musique en passant par les acteurs qui doivent être justes tout en restant dans leurs rôles. C'est une double difficulté mais on a senti qu'on devait la tenter pour éviter absolument cette impression de factice que tu as parfois dans les autres films musicaux. Les spectateurs devaient croire à ce groupe. J'ai eu la chance d'avoir des acteurs qui ne sont certes pas des musiciens de profession mais qui ont su trouver en eux suffisamment de musicalité. Bon, on leur a écrit des mélodies qu'ils pouvaient s'approprier, bien sûr.Interview Yérim SarFrank de Lenny Abrahamson avec Michael Fassbender, Domhnall GleesonScoot McNairy sort aujourd'hui dans les salles