Dans la Savoie des années 70, une orpheline en fugue trouve refuge dans un studio de cinéma, où une grande actrice la prend sous son aile… Un conte envoûtant sur l’illusion et la prédation.
Des enfants prisonniers. Tous les films de Lucile Hadzihalilovic commencent avec eux, ces jeunes protagonistes coupés du monde, vivant sous cloche, attendant leur libération, inquiets de savoir ce qui les attend au dehors. Il y a eu la petite fille coincée dans l’HLM infernal du moyen-métrage choc La Bouche de Jean-Pierre, les pensionnaires du mystérieux internat d’Innocence, les garçons-cobayes de l’île d’Evolution, l’enfant en résidence surveillée d’Earwig… La Tour de Glace, quatrième long-métrage de l’une des plus rares (donc précieuses) réalisatrices françaises, tranche d’emblée avec ses précédents, puisqu’il commence par une évasion. Une délivrance.
Dans la Savoie enneigée des années 70, Jeanne (Clara Pacini), une orpheline vivant dans un foyer en haute montagne, fugue et part à l’aventure, en direction de la ville en contrebas. Il faut y voir une déclaration d’intention, comme si le cinéma de Hadzihalilovic avait lui-même décidé de « s’ouvrir » – comme on ouvre les bras en souhaitant à quelqu’un la bienvenue. Venant après le très hermétique Earwig, La Tour de Glace est le plus accueillant de ses films. Ne serait-ce que parce qu’il a une superstar en tête d’affiche (Marion Cotillard, déjà au générique d’Innocence, en 2005), mais aussi parce qu’il se déroule dans le monde réel, et non plus dans de lointains univers fantasmagoriques. Pourtant, devant la caméra de Hadzihalilovic, tout relève du conte, du « il était une fois ». L’automobiliste qui prend en stop l’héroïne a des airs de grand méchant loup, et une patinoire illuminée dans la nuit par une chanson d’Aphrodite’s Child devient une sorte de mirage halluciné.
Metropolitan Films
Le voyage de l’évadée sera en réalité de courte durée ; le monde extérieur est bien trop effrayant. La fugueuse trouve refuge dans un studio de cinéma, où se tourne une adaptation de son conte préféré, La Reine des Neiges, qu’elle va d’abord observer en cachette, depuis les coulisses, avant d’y participer. Le conte d’Andersen est lui-même une inspiration lointaine de La Tour de glace : la reine y est devenue une star de cinéma, et le studio est son château. Marion Cotillard tient ce rôle-miroir de diva de celluloïd, figure lointaine, sublime, terrifiante, terriblement attirante, qui va bientôt entamer une relation vampirique avec la jeune fille. C’est une actrice un peu fanée, dans une époque, les seventies, qui était obsédée par les années 30 et le souvenir de Marlene Dietrich – en regardant Marion Cotillard, on pense un peu à la Delphine Seyrig des Lèvres rouges, et beaucoup à la Veronika Voss de Fassbinder. Face à elle, Clara Pacini, qui incarne Jeanne, bouleverse par sa fragilité, sa timidité, cette voix si fluette dont on se dit parfois qu’elle risque de se briser – comme de la glace.
Il était presque inévitable que Lucile Hadzihalilovic, cinéaste du mystère de l’enfance, des mondes autarciques, de l’envoûtement et de l’hypnose, finisse par faire son grand film sur le cinéma. Nourrie du souvenir de quelques réalisateurs et films de chevet (on croise ici les ombres d’Hitchcock, du Narcisse noir et des Chaussons rouges), elle poursuit, avec le directeur de la photo Jonathan Ricquebourg, un travail sur le scintillement, la lumière kaléidoscopique, les miroirs brisés, qui était déjà au cœur d’Earwig. Si son cinéma donne aujourd’hui l’impression de s’ouvrir, c’est aussi parce que ses préoccupations de toujours rencontrent soudain celles de l’époque – notamment la question des liens entre l’art et la prédation. Ce studio où se fabrique l’illusion est-il le lieu d’une libération, ou juste une nouvelle prison ? Dans les reflets changeants de ce film magique, le cinéma est à la fois le monde de tous les possibles, et celui de tous les dangers.
De Lucile Hadzihalilovic. Avec Marion Cotillard, Clara Pacini, August Diehl... Durée: 1h57. Sortie le 17 septembre 2025







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