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C’est entre 1978 et 1984, des Moissons du Ciel à L’Etoffe des Héros, que s’est cristallisée sa légende de cow-boy romantique. 

En 2013, de passage à Paris pour la promo de son film Prince of Texas, le réalisateur David Gordon Green nous avait raconté en rigolant sa rencontre, quelques années auparavant, avec Sam Shepard : "Je rendais visite à mon ami Andrew Dominik sur le tournage de son film L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford. Ils étaient en train de tourner la scène de l’attaque du train et j’ai eu l’occasion de rencontrer Sam Shepard. Forcément, j’étais très intimidé. Shepard me dit bonjour, allume une clope, m’en propose une. Je ne fume pas mais j’ai quand même accepté la cigarette qu’il me tendait. Je l’allume maladroitement et là, il me dit : "T’es pas fumeur, toi. Tu devrais pas fumer." - "C’est vrai, c’est mauvais pour la santé », je réponds. Et lui : "Non, tu devrais pas parce que ça te donne l’air idiot." Je n’ai plus jamais touché une cigarette de ma vie après ça ! Et j’ai repris la scène presque mot pour mot dans Prince of Texas."

L’anecdote est marrante mais raconte surtout très bien comment toute une génération, celle des cinéphiles grandis dans les années 70-80, regardaient Sam Shepard : comme un empereur du cool, un totem intimidant, une icône qu’on voulait côtoyer à tout prix et ne surtout pas contrarier. C’était un monument, un sachem yankee, quelque chose comme le dernier des cow-boys. C’est comme ça que le filmait Andrew Dominik dans Jesse James et plus tard dans Cogan, comme ça que Jim Mickle le filmait à son tour dans Cold in July, comme ça également que Jeff Nichols l’employait dans Mud et Midnight Special. Partis à leur tour sur les routes de l’Ouest, ces quadras qu’on n’imagine pas forcément monter à cheval s’achetaient grâce à sa présence –souvent fugitive, quelques scènes à peine – un peu d’authenticité western. Mais même s’il chambrait ces fumeurs du dimanche, Sam Shepard devait avoir beaucoup d’affection pour eux, ces cinéastes-fans toujours prêts à lui tirer leur révérence. Après tout, lui aussi s’était déguisé en cow-boy quand il était petit… La légende raconte que c’est devant Vera Cruz qu’il contracta le virus du cinéma, et qu’il s’entraînait à imiter le sourire carnassier de Burt Lancaster devant le miroir du ranch familial. En grandissant, il réalisa qu’il ressemblait en fait plutôt à un néo-James Dean, et alla traîner sa belle gueule dans le New York bohême des sixties. La première pièce qu’il écrivit, Cowboys, montre deux types, dans un terrain vague, en train de fantasmer sur les westerns de leur enfance en se prenant pour John Wayne. La conquête de l’Ouest est peut-être finie, mais rien n’empêche de continuer à se faire des films.

Mort de Sam Shepard, l’acteur de L’Etoffe des héros

Comme Cimino, comme Springsteen, avec qui il formait une Sainte Trinité informelle, Shepard trouva sa voix en plongeant la tradition americana, celle du folk et des tall tales, des portraits de pères abusifs et d’héritiers rebelles, dans le grand bain contre-culturel. Et rayon contre-culture, le CV sixties et seventies de Shepard est imbattable : il collabore au script du Zabriskie Point d’Antonioni, dédie ses pièces aux Rolling Stones, sort avec Patti Smith, joue de la batterie pour les Holy Modal Rounders (qu’on entend dans Easy Rider), accompagne Bob Dylan en tournée lors de la mythique Rolling Thunder Review. Mais c’est Les Moissons du Ciel, le chef-d’œuvre de Terrence Malick, qui va le faire découvrir à un large public. Il y est ahurissant de beauté et de mélancolie résignée en propriétaire terrien dupé par Brooke Adams et Richard Gere. Une pure silhouette fizgeraldienne, errant dans le crépuscule texan. C’est le début du mythe Shepard, le moment où le comédien-dramaturge- poète-beau gosse en chemise à carreaux va devenir une véritable obsession culturelle. L’année suivante, en 79, il obtient le prix Pullitzer pour Buried Child. Il triomphe à Broadway, Robert Altman adapte au cinéma sa pièce Fool for Love (où Shepard donne la réplique à Kim Basinger), il joue les fermiers alcooliques dans des films qui portent des titres taillés sur mesure (Country – Les Moissons de la Colère), forme le couple le plus sexy de l’époque avec Jessica Lange… Un triomphe peopolo-artistique, qui culmine en 84 avec la Palme d’Or de Paris, Texas, qu’il a écrit pour Wim Wenders, autre baby-boomer obsédé par le rock, qui trouva en l’acteur-écrivain buriné le guide idéal, légataire à la fois de Ford et de Beckett, pour une visite guidée des vestiges de l’Ouest.

D’une certaine manière, ce moment de cristallisation culturelle ressemble à une survivance des idéaux du Nouvel Hollywood dans une époque qui a pourtant clairement fait comprendre que la récré était finie. Coppola et Cimino rentrent dans le rang, Peckinpah meurt, les yuppies exultent, Reagan va bientôt faire campagne au son de Born in the USA… Mais Shepard résiste, comme un anachronisme sublime, un post-scriptum flamboyant. En toute logique, il sera au générique de ce qu’on peut regarder comme le chef-d’œuvre tardif du Nouvel Hollywood, L’Etoffe des Héros, une épopée anachronique, un récit de conquête galvanisant mais miné de l’intérieur par la peur panique de la désillusion. Le chaînon parfait  entre deux époques, deux mondes. Entre, disons, La Porte du Paradis et Top Gun. Dans cette histoire des pionniers de la conquête spatiale, Shepard n’avait pas le premier rôle (ça, c’était la partition d’Ed Harris, dans la peau du sémillant John Glenn), mais le plus payant, assurément. Il était Chuck Yeager, le premier pilote à avoir franchi le mur du son, « the fastest man in America », l’homme qu’on empêchait de décrocher la lune mais qui continuait quand même de défier le sort, seul dans le désert, refusant d’admettre que le ciel puisse être la limite. Beaucoup d’enfants des 80’s ont fantasmé à mort devant ce film. David Gordon Green et Jeff Nichols les premiers, sans doute. Le jour se levait sur l’Amérique, les flammes des fusées crépitaient dans la stratosphère et Sam Shepard fixait la ligne d’horizon de son regard d’ange ténébreux. Sa carrière ciné ne sera plus jamais la même après ça, mais ce rôle-là, ce film-là, suffisait pour l’éternité. Aujourd’hui encore, il suffit de regarder Chuck Yeager plisser les yeux pour se remettre à rêver : là-bas au loin, c’est sûr, il y aura toujours une nouvelle frontière.