The Plot Against America
HBO

Adaptant un roman de Philip Roth, l’auteur de The Wire s’interroge sur les potentialités fascistes de l’Amérique.

C’est métronomique : après avoir mis un point final à chacune de ses séries-mondes (The Wire, Treme, The Deuce), David Simon enchaîne avec une mini-série de 6 ou 7 épisodes : Generation Kill en 2008, Show Me a Hero en 2015, The Plot Against America aujourd’hui. La forme est plus courte, ramassée, mais ces "minis" sont en réalité tout aussi complexes, touffues et ouvragées que les sagas fleuves auxquelles elles succèdent. Il s’agit là aussi, encore et toujours, de raconter une poignée d’existences humaines dans une infinité de détails, de nous faire humer l’air d’une parcelle de territoire, d’un bout d’histoire et de géographie américaines. Si l’arrivée de The Plot Against America, quelques mois après la fin de The Deuce (achevée en octobre dernier), s'inscrit donc dans la logique de l’appétit de fiction inextinguible et de la productivité démentielle de son auteur, la véritable surprise vient de ce que David Simon s’abreuve ici à une source nouvelle pour lui.

L’horizon de Simon, on le sait, est journalistique. Il vient de là (du Baltimore Sun), ne sait créer qu’à partir du réel, utilise la fiction pour rendre compte du monde, et, si possible, le changer. Mais il a également toujours pris soin de s’entourer de romanciers (Richard Price, Dennis Lehane, George Pelecanos…) et son chef-d’œuvre, The Wire, a nourri comme peu d’autres l’idée que les séries télé US étaient le "grand roman américain" d’aujourd’hui. The Plot Against America offre pour la première fois à Simon l’occasion de se confronter ouvertement à cette idée mythique du "great american novel". De la façon la plus frontale qui soit : en en adaptant un.

Celui, en l’occurrence, écrit par Philip Roth en 2004, Le Complot contre l’Amérique, une uchronie qui imaginait ce qui serait arriver si Charles Lindbergh, aviateur adulé des foules et antisémite notoire, avait remporté l’élection présidentielle de 1940 contre Roosevelt et avait pu, dans la foulée, conclure un pacte de non-agression avec l’Allemagne nazie et mettre en place une politique de discrimination envers la communauté juive. Un déraillement fou de l’Histoire, observé par une famille juive de Newark, New Jersey, déchirée entre les "anti" et les "pro", certains Juifs étant aveuglés par la dimension héroïque de Lindbergh. "Show me a hero and I’ll write you a tragedy" - "Désigne-moi un héros et je t’écrirai une tragédie", disait Fitzgerald, déjà cité par Simon.

Fake news et vieilles Packard

Philip Roth avait écrit le livre en 2004, en réaction à l’effroi qui lui inspirait la présidence Bush. David Simon l’adapte en 2020, pour en souligner la dimension prémonitoire. Car la question que posait l’écrivain – les Etats-Unis ont-ils une propension au fascisme ? – n’a sans doute jamais été plus pertinente qu’aujourd’hui. Pas depuis 1940, en tout cas. A chaque nouvelle série, Simon semble vouloir plonger un peu plus loin, un peu plus profond, dans l’histoire de son pays : la Nouvelle-Orléans de l’après-Katrina dans Treme, les années 80 de Show Me a Hero, les seventies de The Deuce, et maintenant la Seconde Guerre mondiale. C’est le meilleur moyen qu’il a trouvé pour digérer le torrent de fake news, de bêtise et de haine qui s’abat sur l’Amérique quotidiennement, comme il l’expliquait en janvier dernier dans une interview donnée à Libération : "En lisant le roman aujourd’hui, le monde de Trump, du Brexit, de la désinformation, de la xénophobie et de la peur devient limpide. Les parallèles sont manifestes et ils soulignent l’utilité de l’histoire que [Roth] raconte, incroyablement pertinente, pour dire quelque chose sur une situation dans laquelle on patauge trop profondément pour pouvoir en tirer quoi que ce soit. J’ai tellement de mépris pour Trump et ce qu’il représente – je sais que cinq ans minimum me seront nécessaires pour trouver quelque chose dans ce "moment" qui puisse le sauver. En attendant, j’observe. (…) Et je trouve des stratagèmes pour m’adresser à Trump, car je suis un auteur politique. Si pour ça je dois rassembler des vieilles Packard et des Buick à l’écran, et dénicher des rues qui n’ont pas changé depuis 1939, alors soit."

Les vieilles Packard, les Buick et les rues inchangées depuis 1939 que David Simon a rassemblées sont impeccables. Voici de la fiction historique haute couture, qui ne sent jamais l’encaustique, au contraire, car parcourue du début à la fin par le souffle humaniste tempétueux du maître des lieux. The Plot Against America est une superbe série "de voisinage", racontant le tissu social à travers l’observation sensible de gestes, de visages, d’attitudes, des choses toujours très concrètes : dans quelle rue, dans quel quartier, habite-t-on ? Quel loyer est-on en mesure de payer pour mettre un toit sur la tête de ses enfants ? Qui sont nos voisins ? Qui croise-t-on le matin sur le chemin du travail ? L’intelligence "topographique" est toujours là, mais impossible de constater dans le même temps que The Plot Against America est aussi ce que Simon a fait de plus sage, de plus académique et, pour employer une notion qu’on n’utilise d’ordinaire jamais à son sujet, de plus "grand public". L’heure est grave et Simon n’a plus vraiment le temps de finasser – ni de révolutionner la télé. Il s’agit toujours de rendre compte de la complexité de l’expérience américaine, mais en agitant désormais des symboles plus voyants, des émotions plus fortes. Et d’ailleurs, pourquoi s’en plaindre ? Mené par Morgan Spector (beau mec ténébreux, sorte de néo-Oscar Isaac), bouleversant en père de famille effaré par la dérive raciste de son pays, et par un John Turturro à peine cabot en rabbin collabo, le cast fait des prouesses et vous brise régulièrement le cœur. The Plot Against America n’est pas une série à remiser sur l’étagère et à thésauriser pour plus tard. C’est une fiction adaptée d’un roman mais pensée par un journaliste : c’est-à-dire à regarder là, maintenant, tout de suite, en gardant en parallèle un œil sur l’année électorale US en cours. Une série qui se tient, comme son auteur et une partie de la planète suspendue aux résultats des prochaines présidentielles américaines, sur la très fine ligne de crête qui sépare l’espoir et le désespoir, le combat et l’abandon, la lutte et la résignation. 

The Plot Against America, créée par David Simon et Ed Burns, avec Morgan Spector, John Turturro, Winona Ryder… A partir du 17 mars sur OCS City.