- Fluctuat
Il y a du mystère dans Shoah de Claude Lanzmann, et le mystère ne peut guère s'expliquer. La réalité concentrationnaire n'est pas un fait parmi d'autres dans l'histoire, l'extermination de masse n'est pas un événement qui puisse être abordé comme on réciterait une date apprise à l'école. Nous avons vu bien des films témoignant de l'atrocité visible dans les camps d'extermination, mais Shoah, après tant d'années, reste le plus poignant.
Malgré les commémorations, les enquêtes, nous avions oublié ce carnaval de l'atroce. D'emblée, le film nous saisit au coeur ; c'est l'humain qui en nous est sommé de réagir à l'indigne amputation d'identité dont furent victimes les juifs, lesquels étaient coupables d'être nés tout simplement. Shoah reproduit sous nos yeux ce domaine de l'humanité : le Mal. Des lieux qui ne marquent pas le crime, mais un crime qui a marqué des lieux, en déniant aux victimes de la folie nazie toute qualité humaine.Des voix chancelantes que l'on ne peut pas ne pas entendre. Des visages qui vous meurtrissent la chair. Ce n'est pas une image réaliste que Claude Lanzmann retranscrit, c'est la réalité en image qu'il libère. Parce que des milliers d'identités ont disparu dans le génocide, il est indispensable, plus que jamais aujourd'hui, de transmettre aux nouvelles générations cette idée que le mal et la barbarie sont tissés de la même étoffe que la civilisation.Le film ouvre à l'intimité des profondeurs de l'univers concentrationnaire. Il invite à découvrir ce que des hommes ont vécu. Des fosses, des charniers, une brèche dans l'insoutenable. Des cadavres calcinés et des cendres jetées dans une rivière voisine, tel est ce système qui a néantisé la notion d'être Humain. Avec Shoah, l'on découvre ses formes codifiées de la mort, cette machine diabolique qui a réduit les hommes à l'état de débris humains, qui montre l'homme en trop, l'atomisation de l'individu dans cet assassinat méthodique.On se demande comment la passivité des témoins avoisinants à pu atteindre un tel degré d'indifférence. On se demande comment dans ce paysage où tout ne pense qu'à pousser et à fleurir, on a fauché autant de vies, et écarté du monde tout sentiment de compassion. Il ne subsiste que des insignes jaunes pour marquer l'endroit où un peuple a été sauvagement englouti. Symbole de ce déchirement : cette séquence se focalisant sur l'entassement des bagages et des vêtements. Comment ne pas s'émouvoir devant un amoncellement de valises dans lesquelles sont soigneusement rangées du talc et du lait en poudre ?Treblinka, Auschwitz, Sobibor, autant de noms malheureusement passés à la postérité, des enseignes de l'enfer, qui nous montrent que cette mort-là par ce moyen-là, le massacre à la chaîne, le côté industriel de la mort, la césure entre qui doit vivre ou mourir, que cette mort-là est un défi à la pensée. L'historien Raul Hilberg, interrogé par C.Lanzmann explique que "les Nazis avaient décrété : [Juifs], vous ne pouvez plus vivre."Un mot nous hante, un mot nous martèle le crâne : comprendre. Comprendre ne consiste pas à trouver un sens aux camps, encore moins à aligner une série de causalités inopportunes. Devant les voix racontant leur calvaire et accompagnant un déferlement d'images sordides, nous ne sommes jamais lassés. Au contraire, nous tendons une oreille inquiète car cette tuerie mérite notre patiente audience. Les rescapés, tous autant qu'ils sont, racontent l'angoisse née d'un pressentiment, celui d'une mort qui rode, d'une mort qui les taraude jusqu'à l'ultime dissonance. Il y a le déchargement des "cargaisons", une masse informe qui sort, titubante, de ces wagons à bestiaux, le lent cheminement vers les douches de "désinfection" puis le trou noir. Les témoins aux voix chancelantes, rescapés de cette annihilation de masse, témoignent de l'indicible. Comme si dans un écho orchestré, l'on ne pouvait décrire l'insupportable, comme si l'on ne pouvait transmettre l'intransmissible. Peut-on mettre des mots sur un vécu inimaginable sans risquer de l'amoindrir ? Peut-on raconter des circonstances extraordinaires de noirceur avec des mots ordinaires ? Un témoin fond en larmes ; sa mémoire, à l'évidence, lui fait revivre l'atrocité. "On ne peut pas raconter ça. Personne ne peut se représenter ce qui s'est passé ici. Impossible. Et personne ne peut comprendre cela", confirme Simon Srebnik, un des rares survivants.Sa mémoire n'est plus un garde-fou contre une horreur hors normes, mais un cauchemar dont on n'épuise par la densité. Et puis, il y a Franz Suchomel, un SS responsable à Treblinka, qui, d'une voix froide, dresse le bilan des convois et se contente machinalement de décrire les techniques du gazage : "On a déchargé des demi-morts et des demi-fous, commente-t-il, impassible (...) On les a entassés, empilés les uns sur les autres (...) comme du bois."Un réveil mémoriel strictement axé sur sa logique, une logique qui prône la "désinfection" d'hommes qui n'a pas lieu d'être dans les soubassements idéologiques de l'Allemagne nazie. La machine hitlérienne continue à faire tourner ses rouages et la caméra s'éloigne du sujet, englobant dans le cadre un espace progressivement plus vaste, et au fur et à mesure qu'elle recule, elle prend du champ. Et la caméra qui, dans un sursaut de survie, s'éloigne de la mort nous ramène à d'autres champs sillonnés par ces rails qui annonçaient les convois vers la Solution finale. A l'écran, les sous-titres défilent, fugitifs. A vrai dire la barrière de la langue est franchie : devant le désastre, le langage universel de l'émotion est encore le meilleur traducteur. Et toujours Franz Suchomel, imperturbable, ancien exécuteur consciencieux qui ne saurait présenter autre chose qu'une fascination pour ce temps macabre. On frémit.Claude Lanzmann a eu l'habileté de constamment faire le lien entre le temps des camps d'extermination qui souligne la dimension collective de la machination et l'instant, lequel ramène à l'individu, à ses revendications de mémoire. Non seulement, Lanzmann insiste sur la perte des repères identitaires, comme l'enfermement dans le Ghetto de Varsovie, mais il s'attache aussi à présenter le meurtre de masse des Juifs comme une cassure de l'histoire de l'homme en général. L'unicité de cette tragédie, c'est la précarité de la vie humaine. Ce qui est en jeu, bien évidemment, c'est de voir qu'Auschwitz a remis en cause la notion même d'être humain."Face à la Shoah, affirme Claude Lanzmann, il y a une obscénité absolue de comprendre". Évoquer la Shoah en terme de compréhension ne contribue aucunement à justifier les crimes des assassins qui, d'ailleurs, se dédouanent de leurs responsabilités (qui désigner comme responsable dans une mort industrielle ?). Jamais nous ne refuserons la moindre compassion aux survivants, mais il faut saisir le "phénomène des camps et du ghetto" pour éviter que cela se reproduise. C'est, à l'aide d'un outillage mental, mettre des mots là où jadis le silence prévalait. Il est visible que Lanzmann rejette cette idée d'autocensure qui consiste à parler d'indécence de l'art eu égard au sadisme de ce crime bureaucratique. Cette réalité mise sur bobines n'est pas euphémisée. Représenter l'Holocauste, c'est prendre le risque d'en diluer l'épouvante diront certains. Mais comment faire pour que ce temps-là ne soit pas perdu ? Filmer le ghetto de Varsovie, est-ce tuer l'effroi par le représentable ? Quand Jan Karski (résistant juif polonais) s'écrit à propos du ghetto : "Ce n'était pas un monde. Ce n'était pas l'humanité !", doit-il se taire pour que nous puissions continuer à vivre ?Démence, détresse, Lanzmann rentre dans l'absurdité d'un univers sans nom, inqualifiable, où la vie tourne à vide, où la mort tourne à plein. "Ce n'était pas l'humanité, c'était une sorte... une sorte... d'enfer (Jan Karski). Le chemin de la vérité passe par l'expérience de l'horreur. Shoah c'est l'histoire d'un peuple, mais c'est pour tous, nous tous, un devoir de mémoire.La mémoire n'est pas le devoir de quelque uns mais l'affaire de tous.Shoah
Réalisé par Claude Lanzmann
France, 1974
Durée 9h30
Shoah (Documentaire)