Le film de S. Craig Zahler est disponible sur Amazon Prime.
Installez-vous confortablement. Prenez une grande inspiration, lovez-vous dans votre fauteuil. Le voyage va être long et risque de cogner sec. Plus de 2h40, pour être exact. D’ailleurs, pour nous mettre à l’aise, le réalisateur a tout prévu : Traîné sur le bitume (très beau titre, qui reprend l’original, Dragged Across Concrete, mot pour mot) s’ouvre sur une chanson démente, à la sauvagerie suave et mélancolique, qui débouche sur une douce scène d’amour. Street Corner Felines des O’Jays est effectivement une bonne entrée en matière mais qui sera constamment contredite. Rien que de très normal : depuis Bone Tomahawk, on sait à quoi ressemblent les films (et les romans) explosifs de S. Craig Zahler. Des épopées tarantinesques ultra-violentes qui oscillent entre l’horreur et le sadisme et avancent comme un long chemin de croix, scandées de scènes très longues, très écrites. Traîné sur le bitume est de cet acabit. Le titre fait d’ailleurs entendre la peau qui râpe le goudron ; on sent les mains calleuses de Vince Vaughn attraper le col d’un salaud afin de lui apposer le canon de son flingue sur la tempe ; on visualise les semelles des pompes de Mel Gibson s’écraser sur la gueule d’un suspect (sans lui avoir lu ses droits au préalable, évidemment). Bienvenue chez Zahler.
De l’autre côté de la loi
Mais alors que ses films ressemblent d’habitude à des dum-dum qui filent droit vers leur destination, celui-ci multiplie les détours narratifs. D’abord, l’histoire d’un jeune Noir qui sort tout juste de prison et se retrouve immédiatement réintroduit dans des combines illégales ; ensuite, celle d’une employée de banque qui vient d’avoir un bébé et qui a du mal à reprendre le boulot... Mais surtout, celle des deux policiers. Gibson interprète Brett, un flic des rues qui vient de franchir le cap de la soixantaine et que la violence a fini par user. Vaughn joue Anthony, son partenaire, tout aussi violent mais plus légaliste. À l’issue d’une arrestation musclée, les deux collègues sont mis à pied. Brett propose à Anthony de passer de l’autre côté de la loi et de surveiller un dealer pour lui piquer sa cargaison. Anthony accepte, tout en reconnaissant qu’il s’agit d’une mauvaise idée – « aussi mauvaise que des raviolis en boîte ». Commencent alors d’interminables planques en bagnole, de longues heures de surveillance et de discussions sur le sens de la vie. Des nuits à se raconter les épreuves du quotidien (une copine qu’on hésite à demander en mariage ; une femme atteinte de sclérose en plaques), à attendre…
Vertu purificatrice
Brett et Anthony sont au fond pathétiques. Des flics frustes, usés, au sexisme rance et à la violence primaire. Et l’apocalypse vers laquelle ils s’acheminent est à la fois leur destinée et leur châtiment. Comme tous les films de Zahler, Traîné sur le bitume est une catabase, une descente aux enfers à la vertu purificatrice. Si l’écheveau des récits est complexe, si les policiers « en mission » multiplient les filatures sans qu’on puisse se raccrocher à un fil conducteur, a contrario, leur quête est très simple : il s’agit de conserver sa pureté, sa morale après avoir traversé différents cercles infernaux. Bone Tomahawk voyait un groupe de cow-boys affronter l’horreur absolue en la figure d’Indiens cannibales. Dans Section 99, le personnage de Vince Vaughn parcourait les arcanes d’une prison pour arriver à la cellule la plus reculée, la plus infâme, et y trouver sa fin. Ici, les deux flics arpentent une ville pourrie, stationnent dans les cités merdiques et s’engagent sur des autoroutes minables avant de finir dans les ruines d’un entrepôt où ils pourront affronter leurs démons. Laver leurs péchés qu’ils auront d’abord traînés sur le bitume. C’est aussi noir que brûlant. Et déchirant comme la gueule moustachue et ravagée de Mel Gibson.
Commentaires