Le réalisateur et l'acteur de Bullhead parlent, entre trafics d'hormones, identité belge et combats de MMA,  de leur impressionnant film noir.Matthias Schoenaerts, dans Bullhead vous jouez un colosse aux pieds d'argile. Qu'est ce qui est le plus compliqué, se transformer physiquement ou trouver la vulnérabilité d'un personnage comme Jacky Vanmarsenille ?M.S. : Je n'y ai pas pensé en termes de difficulté parce que ca a été un travail parallèle, l'un ne pouvait pas aller sans l'autre. La première chose que Michael m'a dit quand il m'a proposé le rôle c'est "Il va falloir que tu prennes un petit peu de poids". Puis j'ai lu la première version du scénario, et j'ai rapidement eu en tête l'image d'un minotaure. Elle ne m'a jamais lâchée, Jacky c'était ça.Michael, avant de faire du cinéma, vous avez été étudiant en peinture aux beaux-arts. Est-ce qu'on filme un corps de la même manière que l'on peint un tableau ?M.R.R : Pour moi, oui. Tout n'est qu'une histoire de composition. Même quand j'ai bifurqué vers le cinéma, j'ai continué à aller dans des musées pour voir les tableaux de maîtres, pour comprendre comment ils racontent des histoires dans un cadre donné. A leur manière, ils faisaient déjà une sorte de montage par la place des personnages ou des objets. Certains tableaux m'ont plus appris à savoir comment construire un scénario que les cours... Je me suis inspiré de certains peintres flamands pour Bullhead, parce que l'un de mes buts était de retrouver une tradition, un classicisme. C'est d'ailleurs pour ça que je parle plutôt de tragédie à propos de ce film que de drame. La tragédie permet d'agrandir le champ de vision tout comme elle rejoint le motif du destin qui m'interessait ici. Dans une tragédie, on sait d'emblée que les choses vont mal finir, elles sont déjà écrites, à partir de là, il suffit de se laisser porter vers elles.Vous ajoutez un regard moral à la tragédie dans Bullhead : qu'ils soient du côté du Bien ou du Mal, aucun personnage ne peut être jugé. On est en empathie avec eux.M.R.R : C'est mon mode profond de pensée. Je ne suis pas utopiste et mon but ce n'est pas de changer le monde, mais je suis convaincu qu'il vaut mieux montrer de manière objective les gens. Juger ou condamner les gens, ce ce n'est qu'un concept dont on a besoin pour gérer le Mal, mais la vie est autrement plus complexe. Je voulais emmener ce film vers la compassion, pas au sens cliché qu'on lui a donné, mais dans le sens de compréhension, savoir pourquoi les gens sont ou agissent de telle ou telle sorte. Il y a toujours une raison, une histoire qui est la racine d'un comportement. Est-ce que Jacky est coupable? Oui, probablement, mais à partir du moment où on se pose la question du pourquoi de cette culpabilité, on ne considère plus les actes mais l'être humain. La vie n'est pas en noir et blanc, mais dans un entre-deux.M.S: C'est du pain bénit pour un acteur : trouver comment jouer un personnage qui est à la fois monstrueux et très attachant. Si on croise un Jacky Vanmarsenille dans la rue, impossible de ne pas avoir des préjugés rien que son apparence physique. Mais si on s'attarde sur lui, la perspective peut totalement changer. Bullhead parle intrinsèquement de ça, la capacité de remise en question du regard sur les autres.Bullhead est aussi un regard sur la crise d'identité belge, entre flamande et wallonne...M.S : Bullhead parle forcément de la Belgique, mais ce n'est pas ce qui m'intéressait le plus dans ce film. Ce que je voulais montrer, c'était Jacky, un être profondément blessé parce qu'il ne connaîtra jamais l'amour, ni celui que l'on reçoit, ni celui que l'on donne. On est dans une pure tragédie.M.R.R: Bullhead est un film profondément Belge. J'ai volontairement utilisé cette double-identité culturelle, linguistique, dans les rapports entre Jacky et Lucien, un flamand et une wallonne. Lui parle bien français, elle ne parle pas trop le flamand, ce qui est une réalité en Belgique. Ca rejoint votre précédente question : cette différence est un obstacle à la compréhension entre les gens dans mon pays. Je ne suis ni  nationaliste, ni séparatiste: j'adore le fait qu'on soit bilingue, qu'on mélange deux cultures. Quand les journalistes francophones me demandent mon avis sur la crise qui agite le pays, je leur réponds que je suis partisan d'une réunion, mais qu'il faut que les politiciens wallons parlent le néérlandais. C'est une question de solidarité.Qui n'a pas tout à fait fonctionné en l'occurrence : la choix d'envoyer Bullhead comme candidat Belge aux Oscars à la place du Garçon au vélo des frères Dardenne a entraîné une levée de boucliers par une partie de la profession, scandalisée qu'on propose un film néérlandophone et non francophone...M.R.R : J'ai été le premier surpris de ce choix. Mais je suis soulagé qu'on fasse partie des nominés, parce que sinon, le discours aurait été de dire "Ah, tu vois, on aurait du envoyer les Dardenne ! " (rires). D'un côté cette nomination marque la scission, mais en même temps, on est nommé dans les équivalents flamands et wallons des Césars, ce qui est une forme de réconciliation. Bullhead devient un film Belge qui traverse les frontières, y compris internes à mon pays. Le plus marrant c'est que je sais maintenant que parmi les membre du comité désignant le candidat à l'Oscar, il y a eu une majorité flamande à donner leurs voix au Garçon au vélo et une majorité wallonne à le faire pour Bullhead. Ce qui est plutôt bon signe, non ?Bullhead a beau être "profondément Belge", il est en train d'acquérir une reconnaissance internationale. Est-ce que ça tient au fait que le cinéma de genre est un langage universel ?M.R.R : Bien sur. Mais ça tient aussi à un principe évident : c'est en restant authentique, en parlant de ce que l'on connaît que l'on peut toucher tout le monde. Faire une copie de cinéma français ou américain n'a aucun interet. C'est pour ça que je suis parti d'un sujet, la mafia des hormones, qui existe vraiment en Belgique. Ca peut donner un côté exotique : aux Etats-Unis, on m'a demandé plein de fois comment j'avais eu l'idée de ce trafic alors que je n'ai rien inventé. Puis les spectateurs américains s'aperçoivent que c'est une autre version du monde du crime organisé, que leur cinéma à souvent utilisé. L'universalité est là, que ce soit Les affranchis ou Bullhead, quelque soit la nationalité, ça reste un film noir.Matthias vous avez récemment tourné dans un remake américain de Loft, film belge où vous jouiez déjà, et réalisé par le même cinéaste que l'original. On peut supposer qu'il va y avoir des propositions de remake de Bullhead. Est-ce que ça vous interesserait l'un et l'autre de le faire, de raconter cette histoire dans un autre contexte ?M.S : C'était marrant à faire le remake de Loft: entre moi, Erik Van Looy (ndr : le réalisateur) et le même chef op', Dimitri Karakatsanis, que sur le premier film, c'était comme si on était une petite famille belge qui partait travailler à Hollywood. Mon rôle reste le même, mais j'ai essayé de trouver de nouveaux élements pour le jouer, sans me forcer à aller dans une interprétation radicalement différente. M.R.R : Je ne sais pas si ce serait possible de délocaliser Bullhead aux USA : les hormones y sont légales. Bon, je dois avouer que juste pour m'amuser, je me suis posé une fois la question d'un remake. Si on veut le faire en anglais, il n'y a qu'une seule possibilité : le recontextualiser en Irlande et réécrire totalement le scénario autour de quelque chose que peu de gens savent : là-bas aussi il y a des trafics d'hormones, et c'est l'IRA qui l'a chapeauté afin de pouvoir financer sa cause. Ca ferait un scénario formidable. Mais une chose est sûre, même si on me le proposait, ce n'est pas moi qui le réaliserait... Matthias, vous avez un projet de documentaire, qui rejoint Bullhead, par l'originalité du sujet ou ses thèmes...M.S : C'est un documentaire sur un ami d'enfance que j'ai perdu de vue pendant quinze ans. J'avais appris par des connaissances communes qu'il avait connu plein de galères, était allé en prison. Quand je le retrouve, il a perdu une jambe et marche avec des béquilles. On parle et il me dit qu'il fait des combats de MMA. Ca m'intrigue, je lui demande s'il fait des compétitions handisports, il me repond que non, il se bat contre les joueurs "valides" en sautant sur une jambe. J'ai trouvé ça tellement dingue que j'ai immédiatement voulu faire un documentaire sur lui. En travaillant sur cette idée, j'ai passé du temps avec lui et découvert son histoire familiale, assez  compliquée. Je me suis rendu compte que ce qu'il vit sur le ring est une métaphore de sa vie : il livre des combats qu'il ne peut pas gagner mais persiste, il a beau prendre des coups, il se relève sur sa jambe. Mais j'ai découvert que ce qu'il avait enduré dans sa vie privée était dix fois plus dur !  Et c'est à ça que je vais m'interesser plus qu'au MMA qui sera un fil rouge. En fait ce sera une histoire de famille et de ses déséquilibres. Mais attention, hein ce ne sera ni sentimentaliste, ni sensationnaliste...