Rencontre avec les réalisateurs brésiliens des Bonnes Manières, étonnant film hybride qui mixe plusieurs influences.
Difficile de ne pas spoiler Les Bonnes Manières (arrêtez-vous là et revenez après si vous voulez préserver la surprise) : l’affiche et la bande-annonce ne font pas trop mystère de sa dimension fantastique incarnée par un enfant sujet aux transformations… Mais là ne réside pas l’intérêt principal de ce film éminemment politique qui évoque pêle-mêle les stricts rapports de classes au Brésil (une Blanche riche embauche une Noire pauvre comme nounou dont elle fait sa bonne à tout faire), une relation interraciale et homosexuelle et l’intolérance envers les gens “différents”. Coupé en deux parties distinctes, Les Bonnes Manières emprunte autant au mélodrame almodovarien qu’aux contes horrifiques et aux films d’horreur viscéraux à la Cronenberg. Un objet étrange et saisissant qui ne ressemble en rien à ses jeunes réalisateurs, Juliana Rojas et Marco Dutra, d’une discrétion remarquable.
Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Marco Dutra : À l’école de cinéma de Sao Paulo, en 1999. Julia avait 17 ans, moi, 18.
Juliana Rojas : Nous avons sympathisé très vite en réalisant qu’on avait des goûts communs. Nous avons commencé à faire des travaux pratiques ensemble, ainsi qu’avec Caetano Gotardo, le monteur des Bonnes manières -qui est aussi réalisateur.
Marco : À l’école, nous avons réalisé notre film de fin d’études ensemble, un court métrage avec des aspects horrifiques qui nous ressemblait beaucoup et qui a beaucoup circulé. Naturellement, nous avons continué sur notre lancée en coréalisant notre premier film, Travailler fatigue. Dans la foulée de la sortie, en 2011, j’ai fait ce rêve dont j’ai parlé à Juliana : celui d’une femme vivant dans un coin isolé qui s’occupe d’un enfant qui n’est pas humain. C’était une image intéressante qui a constitué le point de départ des Bonnes manières.
Quelles étaient vos inspirations pour Les bonnes manières ?
Marco : Les films sur la maternité, l’enfance, les liens familiaux mais aussi les contes de fées, les Disney…
Juliana : Et aussi la pièce de Bertolt Brecht, Le cercle de craie causasien.
Marco : L’action s’y passe dans un royaume déserté par une reine. Une cuisinière doit s’occuper du bébé royal auquel elle finit par s’attacher et qu’elle protège des révolutionnaires. Des années plus tard, la reine revient et réclame l’enfant, les deux femmes portant l’affaire devant un tribunal. C’est une réflexion sur la maternité et la propriété qui résonnait en nous.
Avez-vous une méthode pour écrire ?
Juliana : Pas vraiment. On aime beaucoup se documenter ensemble, réfléchir à l’univers qu’on veut mettre en place, avec quels collaborateurs… On partage beaucoup à propos de nos lectures et de nos visionnages. Puis, on passe à l’intrigue, à la structure, à l’écriture. Nous n’écrivons pas en même temps, quelqu’un commence, envoie à l’autre, et réciproquement. C’est très organique.
Et comment vous répartissez-vous les tâches sur le plateau ?
Marco : Nous restons ensemble tout le temps, sauf cas particulier. Notre relation est arrivée à maturité, nous sommes de moins en moins en désaccord. Le fait d’être deux change la dynamique du plateau mais nous parvenons désormais à la maîtriser.
Dans toutes vos interviews, vous évoquez l’aspect “loup-garou” du film. Ne souhaitiez-vous pas entretenir le mystère ?
Marco : Nous avons fait ce que nous avons pu ! (rires) Le synopsis était très sibyllin et la bande-annonce ménage un certain suspense.
Juliana : Les premières critiques au Festival de Locarno ont fait mention du loup-garou, donc c’est devenu compliqué de ne pas le mentionner.
Marco : Espérons que ceux qui liront nos interviews auront vu le film avant.
Vous filmez la transformation à l’ancienne, de façon très cut. Est-ce un hommage au Loup-garou de Londres, voire à Thriller ?
Marco : (rires) Contrairement au Loup-garou de Londres, que nous adorons, la transformation n’est pas montrée dans sa totalité, elle est coupée avant la fin car nous avons tourné cette scène selon deux points de vue : celui de l’enfant et celui de son ami qui fuit avant la fin et que nous suivons.
J’imagine que le gros défi consistait à rendre les effets spéciaux crédibles. Comment avez-vous travaillé avec la société française Mikros ?
Juliana : Les gens de Mikros ont été présents dès le début. Ce sont eux qui nous ont persuadé de mélanger les maquillages, qui ont une dimension plus émotionnelle, et les effets visuels, nécessaires quand l’action s’élargit.
Le film est un mélange de plusieurs éléments et de plusieurs genres. Diriez-vous que c’est un miroir de la société multiculturelle brésilienne ?
Marco : Beaucoup d’aspects de la société brésilienne nous intéressent. C’est un pays qui a été colonisé pendant 500 ans, qui a prospéré grâce à l’esclavage, où le racisme est très présent malgré la convivialité apparente et où les superstitions sont aussi fortes que les croyances religieuses… Nous sommes par ailleurs issus de la classe moyenne et constatons chaque jour le fossé énorme qui nous sépare des classes défavorisées. Tout cela nourrit évidemment notre imaginaire.
Comme dans Travailler fatigue, le film parle d’aliénation sociale et de rapports de classes sans pour autant le marteler.
Marco : La forme allégorique du film autorise toutes les interprétations. Pas besoin d’appuyer le message en effet.
Juliana : Tout est une question d’équilibre. Les trajectoires des personnages et leurs émotions nous guident avant tout.
Trouvez-vous qu’il est plus facile d’être subversif avec le genre ?
Juliana : La peur, la violence, la mort, les tabous, l’inconnu sont inhérents au genre horreur qui est en soi subversif. Il nous permet d’emmener plus facilement les spectateurs vers des choses inconfortables.
Commentaires