Récit d'une lente résurrection
La bonne nouvelle de la semaine, c'est le retour de Mel Gibson en tournage. L'acteur et réalisateur de Braveheart repart en guerre avec Hacksaw Ridge, un film qui s'annonce passionnant -l'histoire vraie d'un héros de la Guerre du Pacifique (Andrew Garfield), médecin et objecteur de conscience. Hacksaw Ridge sortira en 2016 : dix ans après Apocalypto, son dernier film (et un des plus grands morceaux de cinoche des années 2000). Un compte rond qui nous permet de revenir sur dix années d'enfer pour Mad Mel, grand cinéaste qui nous manque. Dix ans de projets avortés, de cachetons et de vie privée chaotique. Putain, dix ans.
Petite apocalypse
Le vendredi 28 juillet 2006, vers 2h30 du matin, les flics arrêtèrent Mel Gibson au volant de sa Lexus à Malibu. L'acteur, complètement bourré, agressa les flics en ces termes : "Les Juifs sont responsables de toutes les guerres du monde", grogna l'acteur de L'Arme fatale. "Est-ce que t'es Juif ?" Gibson, qui luttait depuis des années contre l'alcoolisme, était au bord du divorce avec Robyn, sa femme depuis 26 ans. Elle le quitta le lendemain de l'arrestation. En décembre 2006, sort le bien nommé Apocalypto. Qui ne rapporte que 50 millions de dollars aux USA pour un budget de 40. Un résultat bien éloigné du carton hallucinant de La Passion du Christ, son précédent film qui raflait 370,7 millions aux Etats-Unis en 2004 et détient toujours le record du plus gros hit interdit aux moins de 17 ans sur le sol yankee. Le carton de La Passion du Christ, lecture quasi littérale de la crucifixion de Jésus à la limite du torture porn fut rendu possible grâce à des hordes de spectateurs religieux qui allèrent voir le film par cars entiers affrétés par leurs paroisses. Apocalypto, superbe film de course-poursuite sanglant chez les Mayas à la veille de la conquête espagnole,qui rappelait le talent fou de Gibson cinéaste,parlait forcément moins aux foules. Mais l'échec en salles du difficile Apocalypto -distribué par Disney- et le comportement hardcore de Gibson marqua un coup d'arrêt violent à la carrière de Mel réalisateur. Un coup d'arrêt qui allait durer dix ans.
Le baiser de Judas
En juillet 2010, Mel se fait virer de l'agence artistique William Morris Entertainment à cause de ses accès de violence sur son ex-petite amie Oksana Griegorieva. Dans la foulée, son vague projet de film de vikings avec Leonardo DiCaprio écrit par William Monahan (traduction : sa tentative de renouer avec le cinéma mainstream à Oscars) tombe à l'eau, surtout parce que Leo ne veut pas bosser avec un type pareil. Septembre 2011 : Mel réussit à faire approuver chez Warner un projet de film sur Judas Maccabée, leader juif de la révolte contre les Romains vers l'an 170 avant notre ère -une version péplum de Braveheart. En théorie, c'est tout ce qu'il lui faut. Mais le sujet ne colle pas avec Mel. La réaction ne tarde pas. On rappelle la vision fortement antisémite des Juifs dans La Passion du Christ, montrés très clairement comme instruments de la mort de Jésus. Demander à Mel Gibson de réaliser ce film, "c'est comme de demander à un suprémaciste blanc de faire le biopic de Martin Luther King. C'est une insulte aux Juifs", écrit par exemple le rabbin Marvin Heir. Qu'importe, Mel engage Joe Eszterhas (Basic Instinct), catholique dévot comme Mel depuis qu'il a survécu à un cancer de la gorge, pour écrire le script avec lui dans sa bicoque du Costa Rica. Mais le projet est annulé en avril 2012. En juin, Eszterhas publie un court bouquin intitulé Heaven and Mel dans lequel il raconte son expérience douloureuse. Joe décrit un Mel plus Mad que jamais. Qui interrompt sans cesse le boulot sur le script de Judah Maccabeus pour insulter et menacer Oksana, se féliciter de la mort de John Lennon à la façon d'un tonton beauf-FN bourré -et surtout, surtout gueuler à qui mieux mieux contre les Juifs. Gibson admet même carrément à Eszterhas qu'il veut réaliser son "Braveheart juif" pour "convertir les Juifs au christianisme". Malgré le côté gossip du bouquin, il n'est pas difficile d'imaginer que le Mel décrit par Eszterhas correspond à la réalité -hanté par des démons plus forts que jamais, un pauvre type ravagé par la haine, la paranoïa et la solitude.
Le complexe de Gibson
Fin 2010, Hors de contrôle, polar costaud où il tient le premier rôle, est un four. En mai 2011, Gibson est à l'affiche (avec une Jennifer Lawrence pas encore mégastar) du Complexe du Castor, tourné fin 2009 et troisième film réalisé par Jodie Foster. Le film, sorti dans 22 salles aux USA, est un gros flop. La faute à Mel : son nom est désormais associé à un personnage haineux, antisémite et violent. Dommage. Le Complexe du Castor, où Mel joue un ex-inventeur alcoolo qui ne communique avec le monde seulement à travers une marionnette à main en forme de castor en peluche, ressemblait -de façon certes trop évidente et imparfaite- à une confession cinéma de sa part. Dans le Castor, il interrogeait et critiquait sa persona de taré à travers ce film tout comme son personnage utilisait une marionnette pour exprimer son mal-être. Personne ne l'a écouté, un peu à la façon d'un artiste de rue qui fait la manche. Il joue ensuite dans l'actioner Kill the Gringo (suite officieuse de Payback) et incarne le bad guy de Machete Kills à l'automne 2013. Sylvester Stallone lui propose de réaliser Expendables 3 mais ne réussit pas à le convaincre. Gibson y jouera toutefois le grand méchant : au sein de la franchise réunissant les vieilles gloires du cinoche d'action sur le retour, c'est assez révélateur. Mais tout ça relève de l'impasse. Kill the Gringo ? Sorti en DTV, il cartonne mais hors du radar hollywoodien. Machete Kills ? Gros flop. Expendables 3 ? Echec – en partie imputable au piratage médiatisé du film avant sa sortie. Quant à un éventuel cinquième Lethal Weapon, Mel refuse toujours catégoriquement d'y penser. Le diagnostic reste clair. Hollywood rejette Mel comme un corps étranger. Trop vieux, trop fou, trop violent, anachronique. Le complexe de Gibson a l'air de tenir de la maladie contagieuse. L'équation est fatale :on pardonne moins facilement une succession d’échecs financiers à une personnalité publiquement et politiquement incorrecte. Définitivement infréquentable.
"Tu m'as sauvée, aussi"
Seules trois personnes ont publiquement soutenu Mel Gibson. En juin 2014, Gary Oldman, lui-même ex-junkie, a défendu Mel de façon suffisamment maladroite ("Mel Gibson habite une ville tenue par les Juifs et il a dit ce qu'il ne fallait pas, car il a mordu la main qui le nourrissait", a déclaré Gary à Playboy) pour devoir s'excuser ensuite. Le soutien de Robert Downey Jr., qui partageait en 1990 l'affiche d'Air America avec Mel, a été remarqué. Lui aussi sorti d'une grosse période de drogue et devenu l'acteur le mieux payé d'Hollywood grâce à Iron Man et Cie, voulait que Disney l'embauche pour jouer le Président des USA dans Iron Man 3 ou n'importe qui dans Avengers : L'Ere d'Ultron. Disney a refusé. En octobre 2014, Robert voulait même que Mel réalise Iron Man 4. Mel est OK. Toujours pas de nouvelles de Disney. L'acteur le plus cool et le mieux payé des Etats-Unis tend la main à l'acteur le plus détesté : le symbole est parfait, mais pas suffisant. Downey Jr. a su se refaire une virginité grâce à Iron Man mais Gibson ne pourra pas faire partie de la bande de Mickey ? Trop vieux, trop sulfureux, trop Gibson. Le rédemption ne viendra pas des super-films Disney/Marvel, cette piste-là est une impasse. Le soutien le plus fort est venu bien avant de Jodie Foster, en janvier 2013 : l'actrice lui a rendu hommage en recevant son Golden Globe -des mains de Robert Downey Jr., d'ailleurs. Tout en faisant son coming out avec courage, l'actrice a salué Mel en lui disant "tu sais que tu m'as sauvée, aussi".Ce sauvetage mutuel reste mystérieux mais ce bref échange de regards était d'une émotion folle.
Adieu à Max
En mai 2015, la vision de Tom Hardy épaule contre épaule avec Mel sur le tapis rouge de Mad Max Fury Road a rappelé l'absence de Gibson -même pour un caméo- dans le quatrième Mad Max de George Miller, finalement tourné en 2012. Gibson, qui devait jouer Max, avait depuis longtemps abandonné le projet (en 2003, en fait, lors d'une précédente tentative de tournage par Miller). Miller a admis qu'il ne voulait plus de Gibson non seulement à cause de sa vie privée chaotique mais aussi "à cause de son âge. Ce n'est pas un Mad Max avec Max en vieux guerrier solitaire". De son côté, Hardy a toutefois tenu à rencontrer Gibson par respect, avant le tournage. "Il s'est ennuyé avec moi. Il m'a dit 'ok mon pote, bonne chance'. Béni soit-il. Je lui ai fabriqué un bracelet. Puis nous avons parlé pendant quelques heures de tout et de rien. Je suis parti, et voilà, c'est tout. Après ça, il a appelé mon agent et lui a dit qu'il avait trouvé quelqu'un de plus fou que lui." Une rencontre en forme de passage de flambeau. Un adieu au personnage de Max. Un adieu au passé ?
Retour à sa terre
Début 2015, Mel a tourné Blood Father de Jean-François Richet, où il fait un papa ex-biker sorti de prison qui protège sa fille d'un gang de dealers. Un Taken-like (écrit par Andrea Berloff, scénariste de N.W.A. - Straight Outta Compton) sauce Gibson ? Pas seulement. Mel pourra certes tenter de foutre des coups de boule à son image démoniaque, mais il semble surtout avoir retrouvé son instinct de réalisateur ("je suis meilleur réalisateur qu'acteur", disait-il fin 2014) sur ce tournage. Influençant fortement la méthode de Richet, fournissant sa propre équipe technique, Mel a insisté pour tourner quatre jours de reshoots en juin. Sur les images du tournage, Mel brandissait d'ailleurs un fusil de chasse à canon scié, l'arme iconique de Mad Max 2 : Le Défi. Voilà donc Mel de retour dans la chaise de réalisateur avec Hacksaw Ridge : l'histoire vraie de Desmond Moss (Andrew Garfield), médecin de l'armée US plongé dans la Guerre du Pacifique. Adventiste convaincu, Moss refuse de porter les armes mais sa bravoure lui vaudra la Medal of Honor -la plus grande récompense militaire américaine et la première remise à un objecteur de conscience. "Mel est un réalisateur fantastique", a admis Garfield début septembre, juste avant de s'envoler pour le plateau d'Hacksaw Ridge. "Et en fait, c'est vraiment un chic type". On ne sait pas si au fond l'ex-guerrier de la route, l'ex-Martin Riggs, l'ex-William Wallace est vraiment un chic type. Un grand acteur et un grand réalisateur, certainement. Et le script d'Hacksaw Ridge (qui remonte à novembre 2011 et a été réécrit par Randall Wallace, le scénariste de Braveheart) promet un film de guerre pacifiste. Sur le papier, Hacksaw Ridge fait songer à Gallipoli, grand film de guerre déceptif australien de Peter Weir avec Gibson sorti en 1981 et grand film d'errance absurde. A travers lequel Mel pourra exorciser la violence masochiste qui a irrigue son cinéma et le propulse vers des sommets sanglants inégalés - Braveheart reste un chef-d'oeuvre miraculeux, impossible à refaire tel quel aujourd'hui sous le règne du blockbuster yankee PG-13. Mais qui a aussi rongé sa vie jusqu'à l'os. L'année où Fury Road sans Gibson ravage la planète cinéma, le voilà revenu en tournage en Australie. Sans trop réécrire les dix dernières années de Mel sous l'angle romanesque, il avait peut-être besoin de cette révélation (apocalypse) : dire adieu à Max pour que la longue route de sa fureur le ramène enfin ici. A l'origine, sur sa terre natale. Enfin de retour.
Sylvestre Picard (@sylvestrepicard)
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