Il y a cinq ans, Première rencontrait le producteur et désormais ex-président de l’Académie des Arts et Techniques pour un entretien fleuve.
À seulement deux semaines de la 45e cérémonie des César, la direction de l’Académie des Arts et Techniques du cinéma démissionne. Une nouvelle annoncée dans un communiqué pour le moins succinct, publié ce jeudi 13 février, qui fait suite à une tribune signée par de nombreuses personnalités membres de l’Académie demandant une refonte profonde de ses modes de gouvernance. À la tête de l’institution depuis 2003, le producteur Alain Terzian doit, lui aussi, céder sa place. Première l’avait rencontré en 2015 au cours d’un entretien de plus de trois heures, à sa table du Fouquet’s (Numéro février 2015). L’occasion d’évoquer ses débuts aux côtés de Verneuil, Lelouch et autres Bébel, mais aussi, bien entendu, de parler des César.
PREMIÈRE : En préparant cet entretien, nous nous sommes étonnés que vous n’ayez toujours pas écrit vos mémoires.
ALAIN TERZIAN : On m’a demandé de le faire et j’avais même pensé à des titres comme Je balance tout ou Je vais tout balancer. J’en ai vu des choses en quarante ans... Mais comme je suis un opérateur actif du métier à la tête de nombreuses institutions, je m’impose un devoir de réserve. Ce qui ne signifie pas qu’il va tenir encore longtemps.
Vous êtes président de l’UPF (l’Union des Producteurs de Films), président de l’Académie des César, vous avez été président de la commission d’agrément du CNC, vous avez fondé le Bureau de Liaison des Organisations du Cinéma et présidé celui de Liaison des Industries Cinématographiques, vous êtes membre du conseil d’administration du Festival de Cannes... Depuis la mort de Daniel Toscan du Plantier (en 2003), on a l’impression que vous êtes le ministre non officiel du cinéma français.
C’est très gentil ça. Je devrais vous inviter à déjeuner plus souvent. Mais vous savez, ma vraie passion, c’est de faire des films. Quand on me demande quel est mon métier, je dis saltimbanque. Un saltimbanque qui a traversé toutes les époques, qui a enseigné en doctorat de sciences éco à la Sorbonne mais qui est passionné par le cinéma depuis toujours. Et c’est ça que je défends. Alors oui, il semble que je ne passe pas trop mal auprès des politiques puisqu’ils m’écoutent et que j’ai une communication permanente avec certains d’entre eux.
Que pensez-vous des récentes critiques faites au système français ?
Je ne vais pas polémiquer avec ceux qui pensaient il y a deux ans et demi que le cinéma français était à l’agonie simplement parce que 2013 avait connu une chute des entrées. Soyons sérieux : quand je sors Les Visiteurs en 1993, le cinéma français, c’est 25 % de parts de marché et 116 millions d’entrées. En 2013, on était à 40 % de PDM et 216 millions d’entrées ! On a peut-être perdu 10 % entre 2012 et 2013 mais on a progressé de 100 % en vingt ans. Et ce serait la bérézina ? C’est indécent de réclamer la destruction du système sur ces bases-là !
Vous vous souvenez de vos débuts ?
C’était en 1969, je crois. J’étais en troisième année de sciences éco à Paris. Un soir, je me retrouve à une conférence d’Achod Malakian à la Maison de la culture. Je tombe immédiatement sous le charme de ce monsieur qui, à l’issue de son intervention, me dit : "Si le cinéma t’intéresse tant, viens me voir aux studios de Billancourt." Trois jours plus tard, je cavale au 1, quai du Point du Jour. J’observe tout ça, ébloui, et, à un moment, j’entends quelqu’un dire en arménien : "Ah, tu es venu quand même !" C’était lui. Je me retourne et, sur les fauteuils, je vois les noms d’Henri Verneuil (né Achod Malakian), de Jean Gabin, d’Alain Delon et de Lino Ventura (il s’agit donc du tournage du “Clan des Siciliens”, effectivement sorti en 1969). Magique. Si je compte bien, il y a eu trois rencontres déterminantes dans ma vie à ce moment-là : mon professeur à la fac, Henri Mercillon, qui adorait le cinéma ; Verneuil, qui a réellement tout déclenché, ne serait-ce qu’en me présentant Delon, avec lequel j’ai fait six films dix ans après. Un matin de 2002, il m’a appelé pour me dire : "Le patron est mort", en ajoutant : "Faut que tu traduises." Je lui ai donc traduit la messe des funérailles de Verneuil à l’église arménienne de Paris.
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Claude Lelouch. J’étais élève à Sciences-Po et il m’a proposé de travailler à la presse pour la sortie d’Un homme qui me plaît. J’ai rencontré Belmondo, Girardot... Inutile de vous dire que ça change votre vie.
Lelouch, vous l’avez rencontré comment ?
On faisait du volley ensemble au Racing. Je jouais dans l’équipe des jeunes et comme j’avais du temps libre, on m’a demandé d’entraîner les journalistes pour les rencontres annuelles journalistes-artistes. Les artistes, c’était Belmondo, Lelouch, etc. Chacun était accompagné : Lelouch par Annie Girardot, Belmondo par Ursula Andress ; Pierre Barouh était avec Anouk Aimée, qu’il venait d’épouser, et Bob Zagury avec Brigitte Bardot... Sacrées rencontres de cinéma ! Chez les journalistes, j’ai croisé Stéphane Collaro, Michel Drucker... Là encore, on était en 1968-69.
Votre début de carrière s’est donc joué sur une partie de volley ?
Pas seulement une, parce que pendant trois mois, il y a eu les entraînements suivis des douches et de déjeuners. Après forcément, c’est des histoires d’affection et de bandes. Moi, je m’étais lié avec Paul Rassam, son frère Jean-Pierre et puis Claude (Berri)... On est devenus amis sur le terrain de la cinéphilie et parce qu’on se vivait tous comme des immigrés passionnés. Ces types avaient du génie et une certaine folie. Je vous rappelle qu’ils étaient allés chercher Milos Forman en Tchécoslovaquie. Ils l’ont planqué dans le coffre d’une bagnole pour le ramener ! Passer le rideau de fer avec un type dans le coffre, c’était pas très malin quand même, mais ça sauvait la liberté.
À la fin des années 70, vous devenez donc le producteur et le partenaire d’Alain Delon.
Je jouais au tennis avec Belmondo, qui me parle de Delon. Il venait de faire cinq films qui n’avaient pas marché et il était déprimé parce que c’est quelqu’un qui a toujours eu le goût de l’excellence et du panache. Sur les recommandations de Jean-Paul, je lui rends visite quai Kennedy. On me fait entrer, il y a un gros chien, un énorme mâtin de Naples, et Alain m’explique qu’il n’arrive pas à financer son nouveau film, que personne ne lui fait crédit. Moi, j’ai 28 balais, et ce que je lui propose, c’est bien au-delà du crédit. Je lui aurais donné ma chemise mais, en l’occurrence, j’ai trouvé comment "monter" l’une des premières coproductions avec Antenne 2. C’était pour Le Toubib, de Pierre-Granier Deferre, et on a enchaîné. C’est avec lui que j’ai découvert l’une des grandes règles de ma carrière : après un échec, un artiste a beaucoup de générosité et une créativité très forte. C’est à ce moment précis qu’il faut lui tendre la main. Voilà ce qui fait la différence entre les saltimbanques et les grands groupes de production. Les grands groupes, au fond, ils se disent quoi ? "Tiens, un carton. Il faut faire la suite." Moi je pense que notre boulot, c’est l’inverse. Il s’agit de se positionner sur de l’exception. Il faut aller chercher les artistes quand ils sont mal.
Votre association avec Jean-Marie Poiré s’est aussi passée comme ça ?
Oui. Il est venu me voir avec Clavier en 1989 après Mes meilleurs copains, un joli film qui a été son plus gros échec. Je suis tombé sous le charme de Poiré ici même, dans ce restau. Avec Clavier, ils m’ont raconté des trucs pendant toute une soirée. Je comprenais pas tout, mais qu’est-ce que c’était drôle ! Jean-Marie avait imaginé un film dont aucun acteur ne voulait. Ça s’appelait L’Opération Corned Beef. Pas très inspiré comme titre, un peu space, mais ça nous faisait bien marrer. Clavier avait coécrit le script avec Jean-Marie. Toutes les actrices à qui on proposait le rôle refusaient. C’est Françoise Menidrey (célèbre directrice de casting) qui nous a un jour conseillé d’aller voir une fille qui jouait le rôle cinq ou six dans une pièce de Feydeau. On s’est poilés de rire : Valérie Lemercier a été castée. Reno, lui, est arrivé après. On cherchait un costaud face à Clavier et Jean-Marie l’avait remarqué chez Besson. J’ai donc demandé à Luc qui était son agent et Luc m’a répondu : "C’est mon père ! Reno est au Yucatán, mais mon père peut lui amener le script." Il tournait L’Homme au masque d’or avec Marlee Matlin. Trois jours plus tard, le téléphone sonnait dans mon bureau, avenue de Messine : "Allô, c’est Jean. C’est formidable. On tourne quand ? On signe quand ?" Et pendant qu’on parlait, un fax était en train d’arriver : "Nom : Jean Reno. Film : L’Opération Corned Beef. Salaire : Tu mettras ce que tu veux." C’était lancé.
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Et vous poursuivez...
Oui, et ce triumvirat improbable – Lemercier, Reno et Clavier – a finalement tout emporté. C’est marrant parce que, pour Les Visiteurs, Poiré pensait à Didier Pain et à Jacqueline Maillan pour le rôle féminin, avec qui il avait tourné Papy fait de la résistance. Mais je tenais au trio de Corned Beef parce qu’il était entré dans l’estime populaire.
C’était un gros pari en termes de production ?
Pas du tout. Le film a coûté 6 millions d’euros à l’époque, 10 aujourd’hui. Un carton.
Vous produisiez ces grosses comédies et, en même temps, vous travailliez avec Téchiné. C’était un grand écart ?
Au contraire, c’est encore un bon exemple de ce que je vous raconte. J’ai croisé Téchiné par hasard dans un bistro et je lui ai demandé : "Qu’est-ce que vous faites là ?" Il m’a dit : "Personne ne veut plus de moi", ce à quoi j’ai répondu : "Ça tombe bien, j’ai envie de faire un film avec vous." On était en septembre et je lui ai demandé s’il avait une histoire en vue. Comme c’était le cas, je lui ai dit qu’on commencerait à tourner début décembre. "Sans avoir lu le script ? – Oui, je vous fais confiance." C’était Rendez-vous. Pas mal, non ?
On n’a pas parlé des César...
Parce que c’est une longue histoire qui commence par mon amitié avec Georges Cravenne. Georges voulait créer un hommage au cinéma français, un prix d’excellence directement inspiré des Oscars, auxquels il avait assisté. Pour cela, il a réuni un jour autour d’une table les artistes français qui avaient reçu un Oscar. Nous étions en 1975 et il a donc invité Claude Lelouch, Claude Berri, Francis Lai, Robert Enrico. Mais il y avait aussi Jean-Jacques Annaud et Costa-Gavras. Eux, ce sont les pères fondateurs. C’est là qu’est né le projet, avec César, un ami de Georges Cravenne, et le patron du Fouquet’s de l’époque. Je reste aujourd’hui émerveillé par cette idée et ces statuts, qui ont depuis permis d’accueillir tous ceux qui ont obtenu cette récompense. C’est joli, non ? Pendant des années, il n’y a pas eu d’Oscars et c’est resté une espèce de club fermé. Mais ensuite Binoche en a eu un, donc elle en fait partie. Marion (Cotillard) en fait partie, Hazanavicius en fait partie. Thomas – Langmann – en fait partie. Ludovic Bource en fait partie, Luc Jacquet aussi.
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Vous arrivez quand dans cette aventure ?
Au début, je regardais ça de loin. Georges me conviait par amitié alors que je n’étais qu’un jeune producteur. Je l’adorais, c’était un magicien du cinéma. J’allais aux répétitions des César et je trouvais ça vachement beau... Quand il a laissé la présidence, c’est Daniel (Toscan du Plantier) qui a repris ça. Avec Daniel, on formait un binôme. J’étais à la tête de l’UPF et lui présidait Unifrance. J’avais le national, lui l’international. Mais avec la disparition de Daniel en 2003, les César sont devenus orphelins de leur chef d’orchestre. On m’a alors confié l’intérim et le collège s’est réuni. Dans le deuil. À ce moment-là, j’ai prévenu d’une chose : "Pendant six mois, on ne remplace pas Toscan." Après six mois, la cérémonie approchait, il y avait des décisions à prendre. Les héritiers de Toscan ont trouvé un acquéreur que la banque a avalisé, quelqu’un d’extrêmement honorable, mais en mémoire de mon ami, j’ai refusé. La banque m’a appelé en me disant : "Tu n’as pas compris. C’est une société, il y a des titres, des droits, des clauses juridiques." Mais je m’en foutais. J’ai résisté et on a gagné. Je me suis fixé comme mission de sauver les César, de garantir leur indépendance. D’où la cotisation. Avant, on finançait le vote par la diffusion, ce qui ne me paraissait pas normal.
Depuis le début de cet entretien, on se pose une question : pourquoi avoir accepté de nous rencontrer ?
Quand on m’a parlé de cette interview, j’étais un peu réticent. Mais j’ai trouvé l’entretien de Première avec Marin (Karmitz, no 448) magnifique d’authenticité et d’intelligence. C’est un compagnon de l’époque. Il me manque. Tout comme Claude Berri, René Cleitman, Toscan. C’était des bâtisseurs, des types qui cherchaient l’excellence, l’ouverture, tout en connaissant les limites et les terrains de jeu qui leur correspondaient.
Vous êtes nostalgique ?
Un peu... J’ai le sentiment qu’on change d’époque. Je ne parle pas des films. Mais la manière dont le retrait de Marin a été passé sous silence m’a frappé. C’est l’une des grandes signatures de ces cinquante dernières années, et quand il dit qu’il arrête : rien, ou presque. Je suis toujours frappé par l’amnésie et l’ingratitude du secteur. Derrière la nostalgie, on sent pourtant l’admiration et donc l’espoir. Évidemment. Et pour moi, le parfait exemple, l’arme absolue aujourd’hui, c’est Luc Besson. Un type d’une intelligence, d’une créativité, d’une audace et d’une sincérité inouïes. Sur les vingt dernières années, sa contribution au cinéma est énorme ! Luc a une vision et parle un langage universel. À ce niveau-là, ils ne sont pas plus de trois ou quatre sur la planète. Spielberg, Cameron, Lucas et lui. Luc, c’est l’espoir, effectivement, et le symbole de la vitalité du cinéma français. Bon, alors on est bon, là ? Il va bientôt être l’heure de dîner, sinon...
Une dernière question : quand comptez-vous vous arrêter ?
Comme Charles Aznavour, à 90 ans et quelques, c’est une bonne limite, non ?
INTERVIEW GAËL GOLHEN & FRANÇOIS GRELET
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