L'acteur-réalisateur revisite un tournant de l'histoire du Japon sous la forme d'une farce tragique, sanglante et hilarante. Un monument kitanesque.
C'est un drôle de monde, entend-on dans Kubi. C'est aussi un drôle de film, malgré l’ampleur et la "noblesse" de son sujet, puisqu’il illustre une période très fameuse de l’histoire du Japon. A la fin du 16ème siècle, le seigneur Nobunaga Oda parvient (à peu près) à mener la première grande unification du Japon après une période de guerre totale (le Sengoku-jidai). Il finira par mourir au sein d’un temple en flammes, dans des circonstances très troubles. Kubi est l’histoire de tout ce qu’il y a autour de cette mort, et on dirait que Takeshi Kitano veut faire le film historique japonais (Jidaigeki) ultime. Duels et baston à foison, drames et passions shakespeariennes (Kurosawa évidemment, mais autant celui de Sanjuro que de Ran), récit d'un paysan ambitieux qui veut devenir samouraï (là, c'est plutôt Mizoguchi), histoire de guerriers plus ou moins solitaires cherchent la fortune à tout prix (et voilà Gosha), hallus visuelles comme ce moment où les membres d'un clan entier sont décapités en série dans leurs kimonos blancs (cf. Miike)... Mais l'idée de faire un film de samouraï total et définitif va de pair avec celle de son sabotage : pour Takeshi Kitano, les deux ne vont pas l'un sans l'autre. Chaque bataille rangée, chaque conseil de guerre ou suicide rituel est vu de traviole ou de loin (voir cette scène impayable où Kitano et ses deux sbires observent à la longue-vue un rival s'ouvrir le bide en se foutant copieusement de lui). C'est là où Kubi est peut-être plus proche au fond de Sonatine (un film de gangsters immobilisé sur une plage perdue) que de Zatoichi -sa relecture du fameux héros télé était déjà une farce, un truc de travers, une façon de détruire de l'intérieur cette œuvre de commande. L'autodestruction a toujours été son truc, dès sa carrière de comique télé : faire rire les autres est "une façon originale de s'autodétruire", écrivait Kitano dans son autobiographie en 2010.
Et on se marre beaucoup devant Kubi. Notamment devant le Oda version Kitano. Là où on s'attendait à voir un daimyo terrifiant et calculateur : voilà un sale gosse vulgaire et capricieux, qui apprend à sa compagnon la voie du samouraï en le sodomisant, qui donne des surnoms nuls à ses vassaux ("Blaireau", "le chauve", le summum étant le personnage de Kitano qu’Oda appelle "macaque")… Au reste les samouraïs de Kubi sont de vrais gredins : roublards, pervers, traîtres, radins et grossiers. Pas un pour racheter l'autre. Ils sont obsédés par l’argent et la mort -surtout par décapitation- et passent leur temps à se mettre au service du plus fort, en attendant de pouvoir le trahir. Et ils sont presque tous incarnés par des habitués de la filmo du cinéaste : Tadanobu Asano (Zatoichi), Ittoku Kishibe (Violent Cop, Zatoichi), Ryo Kase (Outrage), Masanobu Katsumura (Sonatine)… Aux figures habituelles de son cinéma répondent des figures historico-légendaires de l'histoire du Japon : le samouraï noir Yasuki, le moine Ikyu, voire même le ninja Hattori Hanzo (qui a donné son nom au forgeron de sabres de Kill Bill). Parmi cette galerie d’ambitieux aux mains sales, il y en a un qui brille plus que les autres : le ninja Sorori Shinzaemon, dans lequel Kitano semble se reconnaître lui-même. C’est un mercenaire crado bouffant à tous les râteliers, un rôdeur filou, arnaqueur et tricheur, mais aussi blagueur et comédien (il prétend même faire du stand-up et fait marrer les puissants sur commande). Incarné par l’acteur-réalisateur de comédies Yûichi Kimura, il passe pour le plus beau double de Kitano qu’on ait pu voir -son Kagemusha, en somme. Pas étonnant si c’est Sorori qui réalisera ce qui se passe réellement dans Kubi, en s’exclamant devant le défilé de trahisons et de violences : "mais vous êtes tous tarés, en fait". Et on ricane encore une fois devant le drôle de monde que nous montre Kitano dans ce film monumental, qui ne manque vraiment pas de raisons à vouloir s'autodétruire.
Kubi n’a pas encore de date de sortie française.
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