Le dernier film du réalisateur, visible sur Canal +, met en scène Meryl Streep en romancière tiraillée entre les impératifs de la création et ceux du business.
Comme souvent chez Soderbergh, la manière dont a été fabriqué son dernier film est au moins aussi intéressante que ce qui se passe à l’écran. Après « le thriller shooté à l’iPhone » (Paranoïa) et « la série conçue à partir d’une appli mobile » (Mosaic) – pour citer deux de ses productions les plus récentes – voici « le film tourné sur le Queen Mary 2 pendant deux semaines de traversée de l’Atlantique ».
Soit l’histoire d’Alice Hughes (Meryl Streep), une grande écrivaine américaine qui doit recevoir un prix littéraire en Angleterre, mais déteste l’avion, et consent donc à se rendre à la cérémonie en paquebot. Plutôt que de tourner en studio, le réalisateur de Traffic a préféré filmer en pleine mer, avec l’équipage du bateau et les passagers en guise de figurants, et tout un tas de contraintes supplémentaires qui, on l’imagine, boostent sa créativité et l’empêchent de devenir blasé (ou de prendre à nouveau sa retraite).
A partir d’un script signé par la nouvelliste Deborah Eisenberg, les comédiens ont été encouragés à improviser (le titre original est Let them all talk, « laissez-les parler »). Le résultat tient du hang-out movie (ces films où les personnages passent leur temps à buller, façon Rio Bravo) entre septuagénaires. Bavard, flâneur, charmant. L’héroïne du film a demandé à être accompagnée dans sa traversée par deux amies de jeunesse (Dianne Wiest et Candice Bergen) et son adorable neveu (Lucas Hedges). Son agente (Gemma Chan) a embarqué elle aussi, mais sans la prévenir, comme une passagère clandestine, pour essayer d’apprendre pendant le voyage sur quoi travaille Alice : un nouveau texte touffu et expérimental, qui ne passionnera que ses afficionados ? Ou alors la suite tant espérée du roman qui a fait sa gloire des années plus tôt ?
Comme la plupart des opus les plus intéressants de Soderbergh, La Grande Traversée a une apparence mineure, presque désinvolte. C’est une miniature de plus à rajouter à une filmo devenue monumentale à force d’accumuler les « petits » films comme celui-ci. Poursuivant sa réflexion au long cours sur la façon dont le capitalisme conditionne les rapports humains, Soderbergh décrit ici l’équilibre nécessaire, inévitable, entre les impératifs de l’art et ceux du commerce. On peut voir cette traversée, ce lent voyage donnant une illusion de surplace, comme une allégorie de la vie d’artiste elle-même. Le bateau est peuplé des figures qui gravitent autour des créateurs reconnus et acclamés. Il y a le public (Alice donne une conférence pendant la croisière), qui applaudit et savoure votre talent. L’agente, qui manigance en coulisses et rêve de billets verts. Les anciennes copines, incarnations de la « vraie vie », vagues sources d’inspiration de vos écrits, qui, au fond, aimeraient bien avoir une part du gâteau elles aussi. Et puis il y a l’autre, ce double, qui erre sur le pont du bateau ou au restaurant : un célèbre auteur de romans de gare, capable de pondre un hit tous les six mois. Même pas un rustre ou un sale vendu, non, au contraire, un type charmant, qui connaît la littérature aussi bien que les rouages du business.
Soderbergh filme ce petit théâtre dans son style distancié caractéristique, donnant l’impression que les personnages sont observés par une caméra de surveillance. Il réfléchit à sa double nature d’expérimentateur et d’entertainer, lui qui pratique mieux que quiconque les grands écarts que permet l’industrie hollywoodienne, la gymnastique qui mène de Schizopolis à Ocean’s Eleven. Qui arrivera à bon port ? L’auteur de page-turners décomplexé ou la romancière intransigeante ? Et d’ailleurs, pourquoi choisir ? Comme souvent chez Soderbergh, la morale est autant à l’écran que dans la prochaine étape de sa carrière. Ironiquement, il travaille ces jours-ci à une suite de Sexe, mensonges et vidéo… C’est son agent qui doit être content.
La Grande Traversée (Let Them All Talk), de Steven Soderbergh, avec Meryl Streep, Gemma Chan, Dianne Wiest… Sur Canal + le 20 avril puis en replay sur myCanal.
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