Arcs 2022 - Jury longs-métrages
DR/Carole Bellaiche/DR/Maud Bernos

Faut-il être cinéphile pour être un bon membre d'un jury de festival de cinéma ? C'est la question que nous avons posée à Fanny Herrero, Jeanne Balibar, Florencia Di Concilio, Filippo Meneghetti, membres du jury long-métrage des Arcs.

L'édition 2022 du festival des films européens des Arcs s'achève aujourd'hui, vendredi 16 décembre, avec la projection de Youssef Salem a du succès de Baya Kasmi avec Ramzy Bedia. Pendant cette semaine de Festival, on a pu croiser les membres du jury des longs-métrages -présidé par Roschdy Zem- et on leur a posé cette question cruciale : faut-il être cinéphile pour être un bon membre d'un jury de festival de cinéma ?

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Fanny Herrero :

"Comment est-ce qu'on définit un "bon" cinéphile, déjà ? Quelqu'un qui aime voir les films ? Qui a un rapport fort au cinéma ? Je ne crois pas que quelqu'un puisse être dans notre métier sans voir de films... Je suis devenue scénariste parce que j'aimais profondément ça. Ma m ère m'emmenait au cinéma voir des films d'auteur à l'Utopia de Toulon. Le cinéma existe toujours, il a changé de nom... En arrivant à Paris pour mes études, je suis allée dans les cinémas du Quartier latin. Pour être jury, ce n'est pas qu'une histoire de sensibilité. Il faut être capable de se figurer ce que c'est une mise en scène, un scénario... Le cinéma ce n'est pas qu'un sujet, c'est un traitement, et à force de voir des films, l'oeil s'affûte. Il faut activer des ressorts intellectuels pour sortir du j'aime/j'aime pas. En tant que scénariste mon métier est aussi de voir l'architecture d'un film. J'ai conscience que le public qui n'est pas scénariste ne la voit pas, mais peut la percevoir. Notre métier est que notre architecture, nos rouages, soient suffisamment subtils et solides pour que cela ne se voie pas. Le meilleur test, pour moi, c'est quand je me laisse aller en tant que pure spectatrice. Avec 15 ans de métier, on connaît les gens et l'écosystème, et c'est compliqué de recevoir une oeuvre. Quand je regarde une série, je suis tout le temps en train de réfléchir à comment elle est conçue. Donc quand ça n'arrive pas, c'est magique. J'oublie un instant que c'est mon métier. Là je suis dans la saison 3 de Succession et la saison 2 de The White Lotus, je suis complètement dedans mais mes réflexes de scénariste reviennent. Quand on est en tournage, je n'ai le temps de rien regarder, mais quand je suis en écriture, c'est indispensable de regarder autre chose. Ça apprend toujours quelque chose. Quand je suis bloquée sur l'écriture d'un truc, je regarde un épisode de n'importe quoi pour m'aérer, m'inspirer -et me décomplexer, parfois ! J'essaie d'aller au cinéma une fois par semaine. Je peux prendre des notes après le film -sauf quand je le regarde spécifiquement pour en tirer quelque chose. Quand je le vois chez moi, je fais des arrêts sur image, des retours en arrière, pour décrypter les enjeux de la scène, les points-clefs... Je compte le nombre de séquences, les points de vue, les entrées et sorties des personnages. Je suis abonné à toutes les plateformes ! Je ne pourrai pas supporter qu'on me parle d'une série et que je ne puisse pas la voir tout de suite. C'est mon boulot, après tout... Aux Arcs, je prends des notes : on a plusieurs prix à décerner, j'essaie de noter selon les catégories, donc je suis les comédiens, la musique, la photographie... Si tu es emportée, tu dois comprendre pourquoi, si tu es sur le carreau tu dois comprendre aussi."

Scénariste et showrunner, Fanny Herrero a créé les séries Dix pour cent et Drôle (Netflix).

 

Florencia Di Concilio :

"Il y a plein de types de cinéphiles. Qui peut connaître tous les genres, styles et périodes de l'histoire du cinéma ? Mais si tu dis que "cinéphile" est simplement quelqu'un de passionné par le cinéma, alors oui, je pense qu'il faut l'être... Moi, j'ai commencé avec des VHS louées dans des vidéoclubs, puis un abonnement à la cinémathèque urugayenne qui passait de très bonnes rétrospectives de grands cinéastes. Je séchais les cours pour y assister. Mon grand choc, ça a été de découvrir les films de Kieślowski: je trouvais qu'il y avait une coïncidence esthétique entre la Pologne qu'il filmait dans Le Décalogue et Montevideo, en Uruguay, où j'ai grandi -vous savez, Montevideo, ce n'est pas Bogota, c'est un peu déprimant, obscur... Et puis la musique de Bleu, par Zbigniew Preisner. Ceci dit, je n'écoute quasiment jamais de musique de film en-dehors du film. Mais je pense que j'utilise la nostalgie dans mes compositions de musique de film. Je pense que j'essaye de retrouver les sensations que j'avais quand j'ai découvert ces films. Et je pense au cinéma de Kieślowski. Avec Léa Mysius, on ne se connecte pas par nos goûts communs -je ne sais même pas si on aime les mêmes films !- mais on se comprend fondamentalement, c'est une sorte de télépathie. Quand je compose, je préfère me forcer à puiser dans mes souvenirs que de revenir aux souvenirs tels quels."

Compositrice de musique de films, Florencia Di Concilio a signé les partitions d'Ava (2017) et Les Cinq Diables (2022) de Léa Mysius, ainsi que Calamity, une enfance de Martha Jane Cannary (2020) de Rémi Chayé.

 

Filippo Meneghetti :

"Quelle question ! Je dirais que non. En fin de compte, un vrai bon film nous touche en matière d'émotion, de ressenti, et ça, il n'y a pas besoin d'être cinéphile pour ressentir des émotions, non ? S'il fallait être cinéphile pour apprécier un fil, l'universalité du cinéma serait remise en cause... Et je me considère comme cinéphile, hein ! Je viens d'un petit village dans la campagne italienne, il n'y avait pas de cinéma... Je lisais beaucoup -L'Appel de la forêt de Jack London m'a marqué, tout comme Tolkien- mais j'ai eu la chance d'avoir des tantes très cinéphiles qui m'ont donné des VHS de films. Bergman, Kurosawa, Atonioni... J'avais 17 ans et ça été un vrai déclic. A cet âge-là tu as beaucoup de rage en toi. Le cinéma avait l'air d'être un moyen formidable de les canaliser. Les films étaient en version italienne, et j'ai découvert les films en VO quelques années plus tard à New York : Les 400 coups de Truffaut, en français sous-titré en anglais. La langue est secondaire, mais l'intonation de la voix original d'un acteur, c'est crucial. Quand je suis rentré des USA, je suis allé à la Cinémathèque de Bologne et j'ai commencé à tout rattraper. Aujourd'hui, j'ai vraiment BESOIN de voir des films. J'ai un vidéoprojecteur chez moi, je n'ai pas de télé. Avec la carte Illimité, à Paris, ça a été génial, je pouvais aller voir plusieurs films par jour. J'ai besoin de dîner et d'aller au cinéma tout de suite après. Si pendant deux mois, je ne peux pas aller dans une salle de cinéma, je suis en manque. C'est ma passion. Sinon je ne ferais pas ce métier. En voyant des films, on se crée un langage commun. On m'a conseillé Une étrange affaire (1981) de Pierre Granier-Deferre avec Michel Piccoli, je ne le connaissais pas du tout... Je me fais des listes, par ordre de priorité. D'ailleurs, mon lecteur Blu-ray est mort et ça tombe mal. Je voulais me refaire toute la filmo de Costa-Gavras, et elle n'est quasiment pas dispo en VOD en France. Ma collection de DVD est éparpillée entre chez moi, à Marseille, et chez mes parents en Italie. Le support physique est très, très important pour moi, comme pour les livres ou les CD. Je ne prends pas de notes quand je regarde un film, je range tout dans ma tête, je m'assois au premier rang, au centre, je ne veux surtout pas décrocher mes yeux de l'écran."

Filippo Meneghetti a réalisé Deux (2019), avec Barbara Sukowa et Martine Chevallier, récompensé du César 2021 du Meilleur premier film.

 

Jeanne Balibar :

"C'est une question intéressante. Moi, j'essaie de rester autant cinéphile que quand j'étais plus jeune parce qu'avec la vie professionnelle et familiale, on a moins le temps que quand on avait vingt ans. Mais ce n'est peut-être pas nécessaire d'être cinéphile dans un jury. A partir du moment où on est dans un jury de membres de la profession, c'est important surtout d'être professionnel. Regardez le choix du jury jeunes : ce n'est pas du tout le même, ils n'ont pas la même façon de réfléchir, et c'est très intéressant. Très précieux. A Cannes, dans le jury de 2008, il y avait deux-trois personnes qui n'étaient pas cinéphiles et leur avis était tout aussi important. La cinéphilie, c'est aussi avoir un certain rapport avec l'histoire du cinéma, ne pas se contenter de voir des films sortis après 1980. Le plus grand cinéphile que j'ai connu, c'était Jacques Rivette, il voyait un film par jour, des nouveautés comme des reprises. Il allait tout voir, croyez-moi. Pour moi, ceux qui compartimentent, qui ne voient qu'un type de films, ce ne sont pas des cinéphiles, ce sont des geeks. (rires) moi, j'ai commencé toute petite, quand j'avais sept ans c'était un film par semaine au cinéma et un à la télé, puis au collège deux par semaine au ciné... Et au lycée, deux par jour. J'allais à Montparnasse ou à Place d'Italie. Ado, j'allais dans les cinémas du Quartier latin. Je me souviens avoir vu vers 12 ans 2001, L'Odyssée de l'espace au Grand écran Italie -ce n'est pas un film que j'adore, mais c'est une autre question. Le premier auteur que j'ai identifié, je crois que c'est Chaplin : voir un Charlot, ce n'était pas la même chose que de voir un film de Laurel et Hardy, il y avait une certaine vision du monde. J'ai vu Les Feux de la rampe (1952) toute petite. Au collège, ça a été Eric Rohmer et Woody Allen. Je pense que je suis une très bonne spectatrice, très lambda. Je ne prends pas de notes -jamais de notes, sauf dans la tête, dans le corps et dans le cœur. Si j'étais hyper obsessionnelle, je ferais des fiches, mais ce n'est pas mon genre. J'arrive encore à aller au cinéma une à deux fois par semaine. Récemment, j'ai adoré L'Innocent, Bowling Saturne, Eo... Et une reprise démente, Tendres passions de James L. Brooks, avec Shirley MacLaine. Si vous ne l'avez pas vu, il faut le voir."

César de la meilleure actrice en 2018 pour le rôle-titre de Barbara de Mathieu Amalric, Jeanne Balibar a tourné dans plus de quarante films.