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L’auteur réalisateur des deux quasi-huis clos, The Witch et The Lighthouse, se lance dans un blockbuster hormonal, destroy et superstarisé, la saga viking The Northman. Son style européanophile est-il soluble dans le Hollywood à grande échelle ? Première lui a posé la question.

Après son échec au cinéma, The Northman a réussi à se rentabiliser avec la VOD, validant in extremis le pari fou de Focus Features et Universal. Filer un énorme budget (estimé entre 70 et 90 millions de dollars) à Robert Eggers pour qu’il réalise un film de Vikings quasi arty, c’était pour le moins risqué. Alors que le film est arrivé cette semaine sur MyCanal, nous vous proposons l’interview que nous avait accordé le réalisateur de The Witch et The Lighthouse lors de la sortie du film, que vous pouvez également retrouver sur notre service Première Max. 

Regardez The Northman en VOD sur Première Max

Un coin de forêt, un enclos avec une chèvre et une bicoque en bois ; un phare, une île bergmanienne, une pièce, deux acteurs, une mouette. En format 1:33, et même en noir et blanc, le cas échéant… Il y avait dans The Witch et The Lighthouse, les deux films qui ont révélé Robert Eggers, un goût pour le minimalisme, le langage, l’atmosphère, la psychologie et le contrôle, dont on peut estimer qu’une saga blockbuster comme The Northman prend le contre-pied à chaque photogramme. 

Le film est volontiers fastueux, exponentiel, démesuré dans sa violence, ses postures, ses visions, ses enjeux logistiques, sa dimension physique. Une seule caméra mais des batailles dantesques dans des volcans en éruption, ça c’est pour le minimalisme. Des dialogues pseudo-shakespeariens en roulant les r avec l’accent scandinave, ça c’est pour le langage. Un pur récit de vengeance le nez dans le guidon, ça c’est pour la psychologie. Un enfant innocent témoin du meurtre de son père roi jure de se venger, devient Alexander Skarsgård sous stéroïdes et (attention méga spoiler !) finit par couper ses ennemis en rondelles. Enfin, 90 millions de budget sans final cut, ça c’est pour le contrôle… 

Pourtant Eggers est là, à chaque plan, cherchant un point d’équilibre introuvable entre ambition épique hollywoodienne et sa part revendiquée d’auteurisme à l’européenne, entre sa passion pour Bergman et son mépris avoué pour l’heroic fantasy. Lorsqu’il décrit la performance de Skarsgård, sa posture de géant tordu par le poids de la vengeance à accomplir, sa capacité à véhiculer une rage brute, il dit le plus naturellement du monde "son dernier hurlement, franchement, Zulawski aurait été content de l’avoir dans un de ses films". Aussi cérébral que viscéral, mais quand même surtout cérébral, ainsi que le démontre l’interview qui suit.

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Aidan Monaghan / © 2022 FOCUS FEATURES LLC. ALL RIGHTS RESERVED.

PREMIÈRE : Avoir plus de moyens a longtemps été synonyme de plus d’ambitions. Désormais, à Hollywood, c’est devenu l’inverse. En passant à une échelle de budget décuplée, votre défi était de réussir à déjouer cela…

ROBERT EGGERS : Ma chance a été que mon projet perso le plus commercial soit une histoire de Vikings. Le succès de séries sur History Channel et de certains jeux vidéo font que Regency a pensé que ça pourrait marcher. Ils ont été très accommodants avec moi, j’ai pu garder mes collaborateurs habituels, tourner en 35 mm et avec une seule caméra. Et ça, ce sont des risques considérables, surtout au vu de mon manque d’expérience à ces niveaux d’enjeux. Alors je n’avais pas le droit de me louper. Vous vous en doutez, le plus dur n’a pas été de filmer des drakkars sur des mers déchaînées ou des attaques de villages en plans séquences mais de gérer la post-prod, sans avoir le final cut. Ça devait être le film le plus commercial possible de Robert Eggers. J’étais déterminé à en être fier.

Ça a été une vraie bagarre ?

Une lutte terrible pour ne pas changer certaines choses et, parfois, pour comprendre qu’un changement était nécessaire, mais faire en sorte qu’il ne soit pas synonyme de reniement. Et ça, c’est beaucoup plus dur que de taper du pied en disant qu’on ne changera rien, parce que tu dois être honnête avec toi-même et avec ton matériau. J’avais Sjón [scénariste], Louise [Ford, monteuse] et Robin [Carolan, compositeur] autour de moi, que des fortes têtes. On a les mêmes goûts, on parle le même langage et je peux vraiment compter sur eux. Un jour où on bossait sur le mix, Robin s’est levé en hurlant : « Qui a écrit ce dialogue minable ? Le personnage ne dirait jamais ça, c’est le truc le plus nul que j’ai jamais entendu ! »

Il criait sur les types du studio ?

Non, sur moi ! Pour me rappeler à l’ordre, alors que j’avais fait une concession inacceptable selon lui. Et il avait 100 % raison…

L’influence d’Andreï Roublev (1969) et notamment de la scène de l’attaque des Tatars est très présente…

Massive. Même si Tarkovski ne pourrait pas aimer un film aussi nihiliste…

Mais c’est aussi une ombre écrasante. En termes d’échelle, il y a dans le film de Tarkovski des plans sur des mouvements d’armées à perte de vue que même dans vos rêves les plus fous, vous ne pourriez jamais vous permettre…

Il travaillait dans le système soviétique, avec des ressources quasi illimitées. Lorsqu’il a par la suite tourné en Suède [Le Sacrifice, 1986], les équipes devenaient dingues, il refaisait les prises indéfiniment, alors que cette fois, le temps et le budget étaient comptés. Sur le plan de la figuration, Roublev est inaccessible pour le cinéma contemporain. Et refaire une scène comme celle de la fonte de la cloche avec des hommes en images de synthèse, ce serait un suicide pur et simple. On ne peut pas lutter…

Malgré les 90 millions de dollars de budget, il fallait donc comme pour The Witch ou The Lighthouse ajuster votre vision, la soumettre à un principe de réalité.

Oui, sans parler des règles de sécurité qui imposent que beaucoup de choses soient faites en CGI désormais, pour des raisons d’assurance. Il n’y a rien à dire, c’est souvent plus éthique et responsable, mais ça devient encore plus difficile de rendre ce que l’on filme organique, vivant, et que ce ne soit pas totalement fake. Là-dessus, ajoutez le Covid qui a fait qu’on n’a pu aller en Islande qu’après le tournage principal et donc dû tricher techniquement plus que je ne l’aurais souhaité… Mais bon, c’était ça ou relocaliser l’histoire en Irlande. C’est parfois très bien, les CGI, hein. Mais pas souvent. (Sourire.)

The Northman : un poil trop classique mais sacrément costaud [critique]

En multipliant les plans-séquences à une caméra, vous privilégiez l’immersion du public à l’identification aux personnages orchestrée par un découpage plus classique.

Hmm… possible, même si c’est une notion très subjective, il me semble. Dans Requiem pour un massacre [Elem Klimov, 1985], on a les deux, non ? C’est l’un des films les plus immersifs qui soient, mais je m’identifie quand même aux émotions du gamin, je ne ressens aucune distance.

Depuis qu’il a été redécouvert, ce film a une influence incroyable sur le cinéma contemporain. The Revenant, Le Fils de Saul, The Northman

Absolument, oui. Même si mon film n’est pas à 100 % constitué de plans-séquences. La grande scène entre Nicole [Kidman] et Alex [Skarsgård] a par exemple été tournée dans un style que Bergman et son chef op Sven Nykvist auraient pu utiliser. Sauf qu’il y avait un énorme feu au milieu de la pièce… Au fond, il n’y a pas de règle. Chez Bergman, le travail de caméra minutieux, les éclairages pas du tout naturalistes, les décors minimalistes souvent presque abstraits, comme déconnectés de toute réalité, n’enlèvent rien à l’intensité émotionnelle. À l’autre bout du spectre, chez Cassavetes, on va avoir un travail de caméra foutraque, approximatif, abolissant tout artifice, toute ambition de perfection technique, mais on est au plus près des personnages… Je ne prétends pas être capable de réussir les deux en même temps, mais c’est mon intention. Après oui, c’est dur. Dans certains plans de The Northman, je vois que les acteurs font gaffe à leurs marques, et ça m’agace au plus haut point. Un film comme le Macbeth de Polanski a le même genre de défaut. Mais bon, je fais de mon mieux…

Il semble y avoir une différence considérable entre les légendes arthuriennes et les sagas vikings…

Énorme. Les sagas islandaises ont des rêves prophétiques, des mages, des visions, mais elles ont aussi un côté film d’action des années 80. Dans La Saga de Njáll le Brûlé, Skarphéðinn défonce le crâne de son adversaire en lançant l’équivalent de « ça te fera une bonne migraine ». Les oeuvres de Chrétien de Troyes sont beaucoup plus étranges. J’ai écrit une histoire avec des chevaliers médiévaux et elle était baignée de mysticisme chrétien, d’auto-flagellation, etc. C’est une tout autre manière de penser, qui me fascine d’ailleurs au plus haut point. J’ai la gravure Le Chevalier, la Mort et le Diable d’Albrecht Dürer accrochée au mur dans mon bureau…

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Aidan Monaghan / © 2022 FOCUS FEATURES LLC. ALL RIGHTS RESERVED.

Les comics d’heroic fantasy ont-ils fait partie de vos recherches pour le film ?

Bof, non. Je suis forcé d’admettre qu’il y a des illustrations de Frank Frazetta assez puissantes, même si elles sont souvent de très mauvais goût. Dans le combat final sur le volcan, on peut sentir un peu de son influence, même si je n’en suis pas très fier et qu’elle est mélangée à celle de peintres symbolistes moins vulgaires. Le seul truc de fantasy qui a compté pour moi, c’est le Conan de John Milius [1982], qui a été un film clef dans mon enfance. Gamin, j’ai dû le voir autant de fois qu’Andreï Roublev quand j’étais jeune adulte. Pour le reste, c’est un genre qui ne m’intéresse que très peu. Je suis beaucoup trop snob pour tout ça. Je rate sans doute des trucs mais si on parle littérature, je ne me sens pas autorisé à me mettre à Robert E. Howard tant que je n’aurai pas lu tout Dostoïevski…

C’est pareil en cinéma, alors ?

Écoutez, je vais généraliser mais… après les premières projections, les critiques américains disaient dans l’ensemble (il prend une grosse voix) : « Enfin un Eggers que les gens pourront avoir envie de voir », alors que les Anglais disaient : « Le film est bon, mais… on est sûr que Eggers va bien ! ? » C’est une sensation étrange d’être un réalisateur américain qui ne s’intéresse pas vraiment au cinéma américain. J’aime des gens comme Cassavetes, Huston, Lynch, Altman… mais même eux sont loin d’être mes idoles.

On a le sentiment d’assister à une rupture historique. Les jeunes auteurs américains les plus prometteurs sont de plus en plus coupés de l’histoire du cinéma hollywoodien. Des gens comme Ari Aster, David Lowery…

… Les frères Safdie, oui c’est vrai. Je pense que c’est une question de génération. Quand tu grandissais dans les années 60/70, il y avait des films américains très cool. Mais nous, on a grandi sous le joug de Spielberg, Lucas et Disney. Attention, il y a du bon là-dedans, même chez Disney… Mais tu deviens adulte et tu réalises qu’il y a autre chose, des trucs plus subtils et nourrissants que du sucre servi à la petite cuillère, et ça te rend allergique à tout ça. On surréagit sans doute, mais c’est plus fort que nous…

On ne va pas s’en sortir, nous, si le cinéma américain le plus ambitieux devient l’équivalent de l’art et essai européen, conçu pour les festivals ou la critique, et indifférent au succès public. Même si avec The Northman, vous essayez… un peu.

(Il éclate de rire.) Écoutez, ils viennent de monter une nouvelle bande-annonce avec un carton qui dit « le Gladiator d’une nouvelle génération ! ». J’ai suggéré ça moi-même, et ils en étaient presque choqués. Je ne réponds pas vraiment à votre question mais… The Witch est visible en streaming depuis un moment et maintenant qu’Any [Anya Taylor-Joy] a explosé, le nombre de visionnages aussi. Pareil avec The Lighthouse, entre le Covid et The Batman, de plus en plus de gens l’ont vu… Des films comme Hérédité et Midsommar d’Ari Aster ont rapporté pas mal d’argent. Et même un film comme The Revenant… (Il grimace.) Malgré mes réserves, il y avait un style visuel auquel les Américains ne sont pas habitués. Donc je me dis que oui, une nouvelle génération de spectateurs est peut-être prête à faire de ce film de Vikings arty et nihiliste son Gladiator. Je trouve que ce serait super. Bon, il y a peu de chances, vu que la plupart des gens se prosternent devant l’autel des dieux païens du Marvel Universe. Et ils aiment vraiment ça, en plus, ça compte tellement pour eux… C’est ainsi, même si j’ai du mal à le comprendre. Mais bref, pour vous répondre : la prochaine fois, oui, je voudrais revenir à un film beaucoup plus petit.