The Card Counter
Condor

Oscar Isaac est hanté par les crimes de l’Amérique dans le nouveau Paul Schrader, plus épuré que jamais.

C’était déjà à Venise, il y a quatre ans, que Paul Schrader avait dévoilé First Reformed (alias Sur le chemin de la rédemption), film qui lui a valu un véritable retour de flamme critique, et même sa première nomination à l’Oscar du scénario. Comme on n’est jamais mieux servi que par soi-même, le plus célèbre des cinéastes calvinistes était allé jusqu’à classer son propre film numéro 1 de son top ciné des années 2010, publié dans la revue Film Comment. "C’est l’aboutissement de ma carrière", justifiait-il, laissant entendre qu’il avait accompli la mission qu’il s’était fixé en tant que réalisateur, et qu’il était arrivé au bout du chemin.

Que faire, donc, quand on a réalisé son chef-d’œuvre ? Quelle direction emprunter ?  L’avantage avec Paul Schrader, c’est qu’il n’a jamais été un cinéaste cherchant à se réinventer, à muter. Au contraire : il ronge toujours le même os, tourne plus ou moins toujours le même film. The Card Counter est une nouvelle variation sur l’éternel schéma de son cinéma : un homme seul, se livrant à une occupation très précise et routinière (conduire des taxis dans Taxi Driver, coucher pour de l’argent dans American Gigolo…), mû par une pulsion autodestructrice, va voir sa vie bouleversée par la puissance salvatrice de l’amour. Le dernier avatar de cet archétype schraderien a aujourd’hui les traits d’Oscar Isaac. C’est un joueur de poker et de blackjack, sortant d’une longue peine de prison, qu’il purgeait pour avoir torturé des prisonniers à Abou Ghraib. Hanté par la culpabilité, il va rencontrer tour à tour une femme qui souhaite l’embaucher dans son "écurie" de joueurs (Tiffany Haddish) et le fils d’un de ses anciens camarades tortionnaires (Tye Sheridan), qui souhaite le convaincre de se venger de l’officier cinglé (Willem Dafoe) qui l’a poussé au crime et a échappé à la justice…

Martin Scorsese et Paul Schrader réunis pour une série

 

Schrader redéploye ici un arsenal narratif et visuel qui paraîtra très familier aux amateurs de sa filmo. Presque trop familier, à vrai dire. Les plans de notre anti-héros solitaire couchant ses pensées dans son journal intime en buvant du whisky, les citations visuelles directement prélevées à Journal d’un curé de campagne et à Pickpocket de Bresson, la voix off hypnotique… Une sorte de « greatest hits », à la limite de la caricature. Schrader dépouille son cinéma, traque l’essence de son style, épure à mort : raideur des acteurs, longues places de silence, cadres dépouillés, gravité suraffichée… Il est aidé dans cette recherche de minimalisme et de hiératisme par Oscar Isaac, chic et impavide, qui se fond superbement dans la lignée des samouraïs masochistes schraderiens, initiée par De Niro en 1976.

Mais cette quête ascétique donne trop souvent à The Card Counter un aspect décharné. A force de dégraisser, Schrader expédie certaines inflexions essentielles du récit (la rencontre entre les personnages d’Isaac et Sheridan sonne faux) et empêche l’émotion de s’installer. Or on sait que ses plus beaux films sont ceux où la passion se met soudain à faire flamber ses compositions zen, comme dans American Gigolo (son vrai chef-d’œuvre à nos yeux). Ce n’est pas totalement le cas ici. Mais The Card Counter, même imparfait (rappelons que le tournage avait été interrompu début 2020 à cause de l’épidémie de Covid, avant de reprendre quelques mois plus tard), possède néanmoins une bizarrerie vénéneuse qui devrait séduire les fans les plus hardcore du cinéaste. Schrader, même en petite forme artistique, pose des questions d’une noirceur obsédante.

The Card Counter, de Paul Schrader, avec Oscar Isaac, Tye Sheridan, Tiffany Haddish… Sortie le 1er décembre. Bande-annonce :