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L’un mâche un chewing-gum goût violette, une jambe pendant de l’accoudoir du fauteuil, et va se changer entre deux interviews. L’autre vous demande de quel pays vous venez, discute coupe du monde de foot. Robert et Robert. Downey Jr, 49 ans, et Duvall, 83 ans. Iron Man et Tom Hagen, le consigliere du Parrain. L’enfant terrible un peu diva et le vieux briscard taiseux. Baskets vernies de créateur versus boots de cowboy. Deux générations, deux styles. « Le Juge », suspense de prétoire à l’ancienne signé David Dobkin (Serial Noceurs), joue sur cet antagonisme, règlement de comptes entre un avocat de la ville un peu grande gueule, et son magistrat de père, vieillissant et raide comme la justice qu’il rend dans son patelin du Midwest. Les Robert débriefent.Votre duo père-fils est très crédible. Comment parvient-on à ce degré d’intimité ?Robert Duvall : Ouh là ! Je ne sais pas… Il  faut rester simple. Il faut se laisser porter. Se laisser surprendre. Vous ne pouvez pas jouer directement le résultat. Il y a une vie propre entre "Action" et "Cut". Dans chaque scène. Dans chaque prise. Robert Downey Jr. Personnellement, après Iron Man et tous ces gros films à effets spéciaux, je n’en menais pas large. Le scénario du Juge était truffé de scènes lourdes, sur un plan émotionnel, et je n’étais pas sûr de pouvoir m’en tirer. Avec David (Dobkin), on avait analysé les motivations des personnages, disséqué cette histoire inspirée de sa propre vie. Mais Bobby (Duvall) nous rappelait régulièrement à l’ordre. Parce que quand vous traversez un moment dramatique, dans la vie, vous n’êtes pas en train de vous dire "Attention ! C’est un moment très difficile, pour moi" : vous êtes dedans, c’est tout.R.D. : Même dans un grand moment d’émotion, dans la vie, on se sent toujours un peu décalé. Toujours un peu derrière l’événement.Robert Downey Jr, c’est Team Downey, la société de production que vous avez créée avec votre femme Susan, qui est derrière le film. Comment le projet a-t-il démarré ?RDJ. Quiconque connaît un peu David Dobkin sait que ce n’est pas seulement le réalisateur de Serial Noceurs, et qu’il est bien plus complexe que ça. Il a fait le Strasberg Institute. Il s’est retrouvé dans la comédie un peu par hasard. Si nous sommes en train de nous parler, vous et moi, c’est parce qu’il lui est arrivé, comme à Hank, d’avoir à s’occuper d’un parent vieillissant, et qu’il a exorcisé tout ça à travers cette histoire.Robert Duvall, ce n’est pas la première fois que vous jouez un père sévère en butte à son rejeton : la même dynamique était à l’œuvre dans La Nuit nous appartientR.D. : Ah oui, tiens. La Nuit nous appartient… C’était pas mal, non ?Toute star du barreau qu’il est, Hank cherche toujours l’approbation de ce père un peu froid, distant…RD : Il peut sembler froid, mais au fond, il a de l’affection pour son fils. Il est de la vieille école, celle où l’on ne montre pas ses sentiments.RDJ : Je me suis reconnu dans Hank. Aujourd’hui, tout le monde est en thérapie : parents, enfants… On encourage la parole. Mais dans les années 70-80, l’époque où j’ai grandi, il y avait encore beaucoup de non-dits, dans les familles. De vieilles rancœurs qui marinaient depuis des années. Je ne connais personne de ma génération qui ait eu un père gaga devant son fils : c’est nouveau, ça. Les pères de l’époque avaient autre chose à faire. Le mien travaillait ; le tien, Bobby, était militaire. C’était l’ère des pères absents. Même les bons, l’étaient.Vous aussi, M. Duvall, vous avez dû batailler pour obtenir l’approbation de votre militaire de père quant à votre choix de carrière ?R.D. : Non, mes parents m’ont poussé vers le cinéma, car j’avais de mauvais résultats à l’école.RDJ : (à Duvall) Mais ton père t’a-t-il jamais dit "Bravo, fils. Je suis fier de toi" ?R.D. : Non, mais il trouvait que je me débrouillais. Sauf quand je me suis produit dans Chambre avec vue, en 1965. Je devais embrasser un type sur la bouche. Là, il a regardé ma mère d’un drôle d’air. Mais sinon, ça allait. Mon père suivait le mouvement, ma mère portait la culotte. C’est ça, les femmes de militaires. Mais ça allait. Il y avait de bons moments. Mon père ne jurait jamais, il était comme Eisenhower. Ça allait.Revenons au film. La scène de la salle de bains, quand Hank trouve son père en train de se faire dessus, est à la fois terrible et drôle…R.D. : C’est à cause de cette scène que j’ai décliné le rôle, au départ. Est-ce que j’avais vraiment envie de jouer ça ? Tout le monde a ses limites. Et puis Nigel, mon agent, m’a convaincu que c’était un beau défi. Au final, elle n’a pas été trop difficile à tourner, cette scène.RDJ : C’était un moment clef, dramatique, très cru, mais on ne cherchait pas à choquer. C’est un équilibre délicat à trouver : vous ne voulez pas être trop mélo, et pas non plus trop cinéma vérité. Encore une fois, Bobby nous a mis sur la bonne voie : "Ce qu’il faut, avec cette scène, c’est que, au milieu de cette situation franchement embarrassante, Hank et son père trouvent matière à rire ensemble pour la première fois depuis longtemps."R.D. : Voilà le décalage dont je parlais tout à l’heure. L’inattendu.Mais la scène était déjà écrite comme ça dans le scénario ? Dans quelle mesure avez-vous improvisé ?R.D. : On a peut-être changé un mot pour un autre, mais le scénario était magnifiquement écrit. Et le type n’avait quasiment rien fait, avant ça !L’idée originale est de David Dobkin, le réalisateur, mais c’est Bill Dubuque qui a écrit le scénario…RDJ : Bill était un chasseur de têtes, mais il voulait se lancer dans l’écriture. Il a trouvé un manager qui a cru suffisamment en lui pour rembourser les traites de sa maison à sa place. Pour soutenir son talent. C’est rare, mais ça peut arriver de tomber sur quelqu’un comme ça, à Hollywood. On a dû payer Bill, quoi, 30 dollars pour qu’il rédige le premier jet du scénario. On avait tous ces projets en développement, avec Susan, et « le Juge » n’en était qu’un parmi d’autres. Puis on a récupéré le premier jet de Bill, et on a mis tout le reste en stand-by. Il était évident que Le Juge serait le premier film à sortir sous la bannière Team Downey.R.D. : Il est marrant, Bill. C’est un gars du Midwest, humble, complètement à l’écart d’Hollywood.Comment vous changiez-vous les idées, le soir ?RDJ : Bobby est une des personnes les plus actives socialement qu’il m’a été donné de rencontrer. Nous, on rentrait à la maison, après le travail. Lui, ses copains Texas Rangers sont venus lui rendre visite, il sortait avec eux tous les soirs, et il rapportait de la poitrine de bœuf sur le tournage, le lendemain… Incroyable.Le Juge renoue avec l’esprit de ces drames psychologiques qui pullulaient dans les seventies…R.D. : Oui, les majors ont déserté ce créneau, hélas.RDJ : Les films de studio sont devenus soit minuscules, soit énormes. Il n’y a plus de films du milieu. Mais j’ai la chance d’avoir eu quelques succès, ces dernières années, qui m’ont mis dans une position favorable pour défendre ce genre de projet. Je me souviens des films de studio des années 70. Même s’ils étaient mainstream, vous aviez des patrons de studio qui faisaient confiance à une poignée de réalisateurs…RD : Une poignée.RDJ : Résultat : vous aviez des films comme Tendres passions, ou Broadcast News, l’un des films de chevet de Madame Downey. Des films comme Le Verdict, de Sidney Lumet, ou Le Parrain... Je me souviens de la sortie du Parrain. J’étais dans un taxi avec mon père, à New York, et on voyait ces files d’attente monstres dans la rue.R.D. : (à Downey) Il a un peu aimé Le Parrain, ton père ? Ca lui allait ?RDJ : Ca lui allait, ouais – il demande ça parce que mon père était très critique. Le juge, c’était lui. Mon fils, à son tour, m’appelle "le juge". On est une famille de juges !R.D. : (à Downey) Mais tu sais quoi ? Le deuxième jour du tournage du Parrain, un type du maquillage s’est alarmé : "Ce type, Brando, là… Il joue le Parrain comme s’il s’agissait d’un vieil oncle sympa…" C’était une sacrée composition, bien sûr, que celle de Brando. Mais peut-être que ce type de la série télé en a fait un portrait plus juste, finalement. Gandolfini. Il était bon, ce type.De tous les rôles que vous avez joués, quel est votre préféré, M. Duvall ?R.D. : Lonesome Dove (une minisérie de 1989 inédite en France, où Duvall, aux côtés de Tommy Lee Jones, jouait un ancien Texas ranger reconverti dans l’élevage de chevaux, ndlr), le Parrain, des westerns. De la télé, bizarrement. On fait, tout un plat, aujourd’hui, de True Detective ou Fargo, mais il y avait de bonnes choses aussi, à l’époque, à la télé. Ce n’était pas aussi bien réalisé que Le Parrain, mais c’est mon rôle préféréVous n’avez plus réalisé depuis Assassination Tango, en 2002…R.D. : J’essaie de monter un film où ma femme, qui est argentine, jouera une Texas Ranger latina. Aujourd’hui encore, il n’y a que trois femmes parmi les Texas Rangers. C’est un milieu très macho. (Il se tourne vers Downey.) Tu sais ce qu’a dit un jour Joaquin (Jackson, célèbre Texas Ranger, ami de Duvall, ndlr) ?RDJ : Non, quoi ?R.D. : Il a dit "Il faudra qu’elles nous passent sur le corps, avant d’intégrer les Rangers". D’un autre côté, il peut dire aussi quelque chose comme "Si tu n’as pas de jugeote, épouse quelqu’un qui en a". C’est bien texan, cette ambivalence vis-à-vis des femmes. Un coin très complexe, le Texas. Très complexe.Propos recueillis par Olivier Bonnard, à Los AngelesBande-annonce du Juge, en salles le 22 octobre :