Severance John Turturro
Apple

L'insaisissable acteur new-yorkais change encore de costume pour Severance, sur Apple, TV+ et se glisse dans la peau d'un banal employé de bureau... Rencontre.

Aussi bien capable de s'éclater chez les Frères Coen dans O'Brother que de se battre aux côtés de Transformers, ou de jouer les Nazis pour David Simon dans The Plot Against America, l'insaisissable John Turturro change encore de costume pour se glisser dans la peau d'un banal employé de bureau dans Severance. Une incroyable série Apple TV+, réalisée par Ben Stiller (à voir dès demain sur la plateforme de streaming), qui raconte une société dans laquelle les salariés acceptent, volontairement, de se faire triturer le cerveau, afin de séparer concrètement leur vie privée de leur vie professionnelle. Une satire froide et fascinante du "corporate world", que l'acteur de 64 ans n'a jamais vraiment connu, même s'il nous avoue avoir eu envie d'arrêter sa carrière d'acteur, pour se sentir plus utile....

D'où sort cette petite moustache que vous portez dans Severance ? C'est la même que celle de Carmine Falcone dans The Batman, non ?
John Turturro : Oui, c'est vrai, je l'ai faite pousser pour The Batman au départ. Mais dans le film de Matt Reeves, je porte aussi de grosses lunettes noires et j'ai plein de cicatrices et tout ça... En y réfléchissant, je me suis dit que ce ne serait pas un problème et que cette moustache irait aussi très bien pour Severance. Parce que mon personnage affiche cette espèce de formalité. Ça marchait. Ben Stiller n'était pas très chaud au départ. Mais j'ai insisté.

The Batman John Turturro
Warner Bros.

Vous avez cette faculté de changer de look d'un film à l'autre. C'est un de vos grands plaisirs en tant qu'acteur ?
C'est clair ! Quand j'ai fait la série Le Nom de la Rose, j'avais la tête complètement rasée et cette énorme barbe. Le physique est une part importante d'un rôle. C'est Lawrence Olivier qui disait que ça part de l'extérieur et ça vient ensuite à l'intérieur... Vous voyez ce que je veux dire ? Le moindre petit détail peut vous aider à quitter votre réalité pour entrer dans un personnage. Ça peut être un accent. Une façon de se tenir. Une façon de s'asseoir. De petites choses à partir desquelles se développent la créativité de l'acteur. C'est ce que faisait Marlon Brando. Ou Lawrence Olivier. Ou Daniel Day Lewis. Ou Michel Simon en France. Ils étaient capables de jouer des personnages très différents. Jouer comme ça, ça apporte de la joie, parce que ça nous ramène au gamin de 5 ans qu'on était. On met un masque, on se met de la peinture sur le visage et on se prend pour quelqu'un d'autre. Quand on est petit, on s'y croit facilement. Le plus dur, c'est de maintenir cette crédulité quand on est acteur professionnel.

Vous auriez envie de subir, vous aussi, une "Severance", comme dans la série ?
Non, je n'accepterai pas une opération sur mon cerveau comme ça ! Maintenant, je crois qu'il est vraiment indispensable de séparer le professionnel du personnel. Parce que ça peut vite devenir envahissant. Il ne faut pas se laisser submerger. Quand vous êtes assis avec votre famille et que vos pensées commencent à dériver vers les soucis du travail... Tout le monde connaît ça. Le trajet entre le travail et la maison permet souvent de se remettre la tête à l'endroit. Sauf qu'avec le COVID et le télétravail, ça ne marche plus.



Vous avez commencé le théâtre en étudiant les arts dramatiques à Yale. Vous étiez chez Scorsese avant d'avoir 30 ans. Vous avez toujours été acteur en fait ! Auriez-vous pu faire autre chose ? Avoir un job de bureau comme votre personnage dans Severance ?
Quand j'ai passé le cap de la cinquantaine, il y a quelques années maintenant (il a 64 ans, NDLR), je suis allé voir mon docteur. Je lui ai dit que je voulais retourner sur les bancs de l'école. J'avais dans l'idée d'arrêter pour aller faire une fac de médecine ! Alors il m'a expliqué à quel point c'était des études longues. Et que même si j'étais bon en sciences... (rires) Mais j'avais ce feeling qu'il fallait que je fasse autre chose. Quelque chose de plus utile pour les gens, avec plus de sens que le métier d'acteur... Et puis ce docteur m'a expliqué qu'en fait, c'était un métier qui avait un impact aussi sur la vie des autres. Qu'on les aidait à aller mieux quand ils étaient déprimés et tout ça... Il m'a fait tout un speech. De toute façon, j'aurais eu fini mes études à l'âge de la retraite donc ça n'avait aucun sens...

Mais vous étiez vraiment prêt à tourner la page ?
J'étais très sérieux vous savez ! Je crois que tout le monde passe par cette phase-là. Parfois, on trouve que ce qu'on fait est vain ou stupide. Avec toutes ces cérémonies de remises de prix... Franchement, est-ce que les professeurs ont droit à des prix ? Est-ce qu'il y a un Oscar du Meilleur prof ? Non ! Et pourtant, un professeur, ça chamboule une vie. Il peut vous marquer durablement. J'ai parfois l'impression que mon métier est un cirque. C'est d'ailleurs pour ça que je vais aussi faire du théâtre de temps en temps. Parce que là, on fait face à un vrai défi professionnel ! Il faut appréhender des textes difficiles. J'ai fait du Tchekhov, du Beckett, du Shakespeare... Parfois, j'ai besoin de faire ça, d'aller au-delà de moi-même.

Severance
Apple

Depuis The Night Of, on vous voit de plus en plus souvent à la télé. C'est là qu'on peut incarner de grands rôles maintenant ?
Le truc, c'est qu'il n'y a plus beaucoup de films sérieux qui se font de nos jours à Hollywood. En France, vous en faites encore pas mal. Mais ici, des films de deux heures avec des rôles magnifiques, il n'y en a pas beaucoup. C'est à la télé que j'ai pu faire des choses fortes comme The Night Of ou The Plot Against America. C'était vraiment formidable à jouer. Je crois qu'il existe encore de la place au cinéma, pour faire un long métrage de 90 minutes... Malheureusement, plus personne n'en fait. Tous les films sont vraiment trop longs. Même les bons d'ailleurs. Et pour tout dire, les films qui m'attirent ces derniers temps ne sont pas réalisés en Amérique. Ce que j'ai préféré l'an dernier, c'est Julie (en 12 chapitres), qui est un film norvégien. Ou encore Un Héros, d'Asghar Farhadi. Du coup, je regarde plein de vieux films à la maison (rires).

Mais vous avez accepté un rôle dans The Batman, marquant vos débuts dans un rôle de comics ?
Cette version, c'est plus une adaptation des vieux Detective Comics en fait. Elle a une vraie qualité de film noir que j'adore. C'est comme ça que j'ai vu ce rôle. Je suis plus un fan des vieux Batman, mais cette vision Year One ;, écrite par Frank Miller, me correspond vraiment bien.