Le duo Nicolas et Bruno raconte les coulisses de la version française de la série de Ricky Gervais, avec François Berléand dans le rôle principal.
C'est aujourd'hui que Netflix met en ligne The Office - US, la série qui a le plus cartonné en streaming en 2020. Avant de (re)voir cette version notamment portée par Steve Carell, voici un article consacré à son adaptation française, initialement publié en octobre 2020.
En 2006, avant La Personne aux deux personnes, Le Grand Méchant Loup, À la recherche de l'ultra-sex ou le doublage à pleurer de rire de Vampires en toute intimité, Nicolas Charlet et Bruno Lavaine réalisaient et scénarisaient Le Bureau. Leur adaptation à la française de la série britannique The Office, où François Berléand prenait la place de Ricky Gervais dans la peau d’un insupportable patron de PME de banlieue parisienne. Une fusion improbable de l’univers de la Cogip et de l’humour cringe de Gervais, à l’époque favorablement accueillie par la critique. Avant de disparaître aussi sec des écrans radars, éclipsée par la version américaine menée par Steve Carell et le succès mondial de la série originale. Le duo drôlissime derrière Le Message à caractère informatif revient sur les origines de cette adaptation, ses limites et l’alléchante saison 2 qui n’a jamais eu lieu.
Comment vous êtes-vous retrouvés à travailler sur une version française de The Office ?
Bruno Lavaine : Dans la foulée du Message à caractère informatif et de 99 Francs [dont ils étaient scénaristes], on réfléchissait à plusieurs idées. On adorait et on adore toujours le faux documentaire, notamment le travail de Peter Watkins sur des films comme Punishment Park. Et on était habités par l'univers de la vie d’entreprise. Donc on tournait un peu autour de ça.
Nicolas Charlet : On voulait étendre l'univers du travail, du bureau, qu'on avait développé avec Le Message. On avait même commencé à faire de "faux" Messages à caractère informatif, à base de fausses archives qu'on tournait nous-même. Il y avait Restauratec et Dans Les coulisses du message, un faux making-of diffusé dans le cadre de La Nuit de la Cogip, sur Canal+.
The Office : découvrez la scène d’ouverture inédite qui parodie MatrixNC : C’était en connivence avec le spectateur, mais nous-même on commençait à s’y perdre ! On ne savait plus vraiment ce qui était faux, ce qui était vrai (Rires.) Et puis des mecs de Canal, avec qui on avait fait notre DVD du Message à caractère informatif, nous ont appelé : « Vous avez vu ce qui est passé hier soir sur la BBC ? » C'était le premier épisode de The Office. « Il faut absolument que vous voyiez ça, c'est exactement ce sur quoi vous êtes en train de bosser ». On a regardé le premier épisode et on a adoré immédiatement, c’était pile ce qu'on voulait faire. Canal+ a contacté la BBC et les droits ont été gérés en quelques semaines. On est partis en écriture très vite, la première saison anglaise était encore en cours de diffusion.
BL : La BBC était vraiment dans une politique d'export de formats. Ils étaient très ouverts et ça s'est fait très facilement.
NC : Et il n'y avait évidemment pas encore la version américaine. On en a entendu parler hyper tard.
BL : Je crois d’ailleurs qu'on était en tournage quand ça a été annoncé.
Donc vous avez tourné l'intégralité du Bureau sans voir la version US ?
NC : Exactement. La seule qu'on a pu voir, c'était la version allemande, Stromberg. C'était vraiment très relou (Rires.) Le deal avec Canal, c'était de faire une première saison adaptée de la série anglaise, et ensuite d'être complètement libres de partir vers autre chose.
Le type d’humour utilisé dans The Office semble très éloigné de votre univers, beaucoup plus surréaliste. Comment avez-vous allié l’humour cringe et « l’humour Cogip » ?
NC : L'avantage, c'est qu'on avait la structure, ce qui est souvent le truc le plus complexe pour nous à mettre en place. C'était très pratique. Et après, on prenait ce qui nous plaisait le plus dedans, tout en y ajoutant nos trucs. On a changé un peu certains personnages et rendu la chose plus paternaliste, plus proche de la réalité des PME françaises. Notre idée, c'était d'être sur le fil entre la dépression et le rire. Ce qu'on avait un peu expérimenté avec 99 Francs.
Vous avez revu la série depuis sa diffusion ?
NC : Non. D’ailleurs c’est le truc dont on nous parle le moins… T’en penses quoi, toi ?
Disons que Le Bureau souffre la comparaison avec The Office. Il y a de vrais coups de génie mais je trouve la série trop proche de l’originale.
NC : Je comprends. En fait, ça s'explique par le fait qu'on ne pensait pas du tout que The Office allait devenir ce que c'est devenu. On est très mauvais pour percevoir ce qui va marcher ou pas ! On était persuadé que personne ne verrait jamais cette série, tellement c'était spécial. Que ça ne ferait rire que nous, qu'il y avait trop de références à la culture anglaise. Mais c’était génial, et on avait envie de le montrer. C’est aussi pour ça que dans Le Bureau, on a fait appel à des choses très locales, comme quand Berléand fait une sorte de copie d’Indochine. Il fallait proposer aux spectateurs français d'autres portes d'entrée.
BL : Le mélange de cruauté et d'absurde de The Office nous parlait. D’ailleurs, on le cultivait déjà dans Le Message, d'une autre manière. Il y avait vraiment une sorte de cousinage avec lequel on se sentait à l’aise, et on n'avait pas envie de s'assoir sur certains trucs qu'on trouvait super et qu'on voulait faire connaître. Tout en amplifiant le côté absurde, en ne lâchant rien sur le front de l'esthétique. Ces petits interludes absurdes de natures mortes, ce sac plastique qui vole... Il fallait insuffler le malaise en passant aussi par le visuel.
C’était une période où on adaptait encore massivement des séries étrangères en France, ce qui se fait de moins en moins sur des chaînes payantes. Vous étiez à la fin d'une ère.
NC : Exactement. Aujourd’hui, ça semblerait absurde. Mais c’était la même chose pour la musique à une époque. On était un peu les Johnny Hallyday ou les Sheila des années 60 (Rires.)
La série aurait pu trouver son ton sur le long terme. Ce qui a d’ailleurs été le cas avec la saison 1 de la version américaine, qui reprenait une bonne partie des scènes de la série anglaise. Jusqu’à ce qu’elle s’émancipe avec la saison 2.
NC : C'était exactement ce qu'on voulait faire. Cette première saison était une sorte de tremplin ou de chausse-pied.
BL : On avait même commencé à imaginer une saison 2.
NC : Et c’était mortel.
Racontez-nous.
NC : Le personnage de François Berléand partait avec toute son équipe en séminaire en Afrique. Donc avec Bruno, on est allé à Saly, au Sénégal, dans des hôtels club très moyenne gamme. Notre voyage là-bas était surréaliste. Il y a un côté safari là-dedans absolument fascinant.
BL : C’est bourré de petits blancs qui veulent bien faire. Des gens pétris de bonnes intentions, mais qui sont pris dans une espèce de truc historique totalement vicié, et qui rentrent dans des clichés qu'on leur impose.
NC : On a fait des safaris à dix minutes de l'hôtel sur des espèces de terrains vagues...
BL : Des sorties brousse !
NC : C'était extraordinaire. Les mecs t'accueillent avec une sorte de réunion pour touristes, et te disent : « Attention, en dehors de l’hôtel, il n'y a que des voleurs. Nous, on vous organise des petits marchés dans le club, comme ça vous ne vous faites pas arnaquer ». Sauf qu’en fait les sorties brousse, c'est dans de faux villages d'indigènes, qui font des danses traditionnelles. Tout le monde débarquait là-dedans avec son caméscope, c'était sinistre ! On avait la nausée. Et les gens disaient : « C'est vrai que ça n'a pas l'air très authentique, mais on leur a quand même acheté des trucs » (Rires.) On était au coeur d'un fantasme nourri par tout le monde. T'imagines les gens qui rentrent chez eux, avec leur photo où on les voit danser en maillot de bain dans le village...
BL : Et nous, Triquet, le boss du Bureau, on imaginait parfaitement le faire rentrer là-dedans. Le mec en permanence en train de contrer toute suspicion de racisme, et qui le devient presque par maladresse. Il aurait dit des trucs du genre : « Vas-y, prouve-moi que je suis blanc ! » (Rires.)
NC : On a commencé à coucher tout ça sur papier. Dans l’univers du Bureau, il y avait un terrain de dérapages incroyables, de malentendus culturels, de fantasmes du tourisme de masse...
Et vos notes n’ont jamais servi à rien ?
NC : Non. En fait, très vite, on a enchaîné avec La Personne aux deux personnes et puis on a laissé tomber Le Bureau. Mais on a toujours dans un coin de la tête l’idée de traiter du tourisme de masse.
Comment avez-vous choisi François Berléand pour le rôle du patron ? C’était le seul acteur à pouvoir être touchant tout en étant complètement con ?
NC : C’est un grand acteur, et on cherchait un mec plus vieux que Ricky Gervais pour le côté paternaliste, qui nous semblait important. Qu’il fasse ressentir la tyrannie d’un mec entouré de jeunes. On voulait marquer la différence : objectivement, il n'est pas trentenaire, quoi (Rires.)
BL : Il y a quelque chose d’assez réel là-dedans. Pour préparer Le Bureau, on a fait plusieurs stages d'immersion dans des boîtes où travaillaient des potes, histoire de sentir un peu la vie des PME d'Île de France. Il y a beaucoup moins de turnover qu'en Angleterre, et donc une ambiance pseudo familiale assez forte, qui rejoint ce paternalisme dont parlait Nico. C'est-à-dire que le mec se croit tout permis parce qu'on est une famille.
NC : À chaque fois, on est tombé sur ce genre de dispositif : un pseudo papa à la tête de la boîte. Je me souviens d’un mec qui portait un chapeau de cowboy, et en arrivant le matin, le premier truc qu’il faisait était de le jeter sur le porte-manteaux. Tout le monde trouvait ça normal : « Ouais, il a un chapeau de cowboy, c'est son truc ! ». À chaque fois, on devait rester une semaine mais on se tirait au bout de trois jours parce qu'on était happés par l'ennui. C'était horrible, on devait se barrer parce qu'on n'allait plus en rire, on allait devenir comme eux !
BL : Le vendredi soir, quand tout le monde voulait rentrer chez soi, vers 18 h, le cowboy arrivait avec le Champagne.
NC : Et il faisait : "Toi, toi et toi, dans mon bureau, Champagne". L'horreur !
Vous avez tourné dans de vrais décors. C’était important d’éviter le studio ?
NC : Essentiel. On tenait vachement à ça. On tournait dans des bureaux désaffectés à Aulnay-sous-Bois, le long de l’autoroute.
BL : On voulait immerger les gens dans une ambiance de bureau, qu’ils se sentent vraiment sur place. Et on a eu beaucoup de temps pour se préparer, même si ce n'était pas prévu.
NC : Berléand s'était pété le bras et on ne pouvait pas tourner. Donc on a profité de tout ce moment où il était dans le plâtre pour faire des répétitions et également des séminaires. Avec de vrais mecs qui font des séminaires d’entreprises ! On a fait du team building, des jeux...
BL : Tout le casting jouait son personnage.
NC : Et du début à la fin de la journée, ils n'avaient pas le droit d'en sortir. Tout le monde venait en RER... Ils étaient complètement dans le truc. On avait nettoyé la vraie cantine de l'entreprise pour les pauses déjeuner, et ils ne devaient s'appeler que par leurs noms personnages. Ça a duré une semaine, c'était génial !
BL : On leur avait même fait des badges. Ils étaient à fond.
NC : Ensuite il y a eu les émeutes, et un garage avec 300 bagnoles a cramé à 200 mètres de notre décor donc on a flippé. Le tournage a encore été repoussé.
BL : Il y avait une très belle ambiance d'entreprise sur place. Parfois les gens mangeaient leur sandwiches dans les voitures garées autour du bâtiment. On avait vraiment l'impression d'être dans un no man's land de...
NC : De plaisir (Rires.)
BL : Quand on est revenu dans Paris après, on a halluciné.
NC : Ouais parce qu'on a dû passer six mois sur place, entre la préparation, le tournage, et le montage qu’on faisait à un autre étage de l’immeuble. Et quand on s'est retrouvé du jour au lendemain à Paris, place des Victoires, pour faire l'étalonnage et le mixage, ça a été un choc (Rires.) Mais en fait on s'était habitué, on avait fini par bouffer tous les jours dans une chaîne de restaurants dégueulasse au bord de l'autoroute. C’était notre quotidien.
BL : On s’était intégré à ce microcosme. Ça rejoint ce qu'on voulait exprimer à travers cette série : l’entreprise est cet espèce de bocal où tout n'est plus que travail - ou non travail d’ailleurs - et où tu es à la merci de quelqu'un. On essaie de faire croire que l'entreprise a une culture ou qu'il y a une culture d'entreprise, mais ça n'existe pas. Et c'est un truc qui parcourt notre oeuvre.
HBO a payé pour que James Gandolfini ne remplace pas Steve Carell dans The OfficeSi vous aviez l’occasion de recommencer, qu’est-ce que vous changeriez au Bureau ?
NC : Déjà, on ne le ferait pas ! Si on nous l’avait proposé un ou deux ans après l'explosion de Ricky Gervais et de la version américaine, je ne sais même pas si on se serait lancé.
BL : Je pense que si on avait su qu'il y allait y avoir d'autres adaptations, on aurait fait les choses différemment. Et surtout si on avait compris que The Office allait avoir autant de succès… On aurait moins calqué sur la version originale et on aurait peut-être été plus libres. On serait allé tout de suite en Afrique. Il y aurait eu un premier épisode de préparation au départ, et zou.
NC : À la décharge de la série, on a eu une très bonne presse et Canal était ravi du résultat. Mais on a rencontré un problème de diffusion énorme. C’était totalement chaotique.
BL : Ils lançaient une autre série à l'époque, qui passait juste avant et qui n'a pas bien marché. D'ailleurs je ne me souviens pas du titre !
NC : En plus il y avait la Coupe du Monde en même temps, donc Le Bureau sautait parfois à cause des matchs. Il n'y avait pas de régularité et c'était un épisode par un épisode, mais une semaine sur trois. Un coup à 21 h, un autre à 22 h 30... On n'était pas très content. Ça n’a pas aidé à fidéliser un public… mais dans le fond ce n'est pas très grave, qu’est-ce qu’on s’est marré à faire cette série !
Le Bureau, six épisodes. Série toujours disponible en DVD.
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