La série culte a 30 ans. Les co-créateurs Marta Kauffman et David Crane, ainsi que le producteur exécutif et réalisateur Kevin Bright, nous racontent en exclusivité leurs années Friends, qui sont forcément aussi un peu les nôtres. Interview confession.
Entretien tiré du hors-série Friends de Première, paru en avril 2024. Propos recueillis par François Léger et Charles Martin.
Première : Friends a débuté il y a trente ans et s’est terminée il y a deux décennies. Pourtant, la série connaît toujours une popularité fracassante, voire stratégique pour une plateforme comme Netflix, qui tremblait à l’idée d’en perdre les droits de diffusion [Friends a récemment déménagé sur Max]. Comment expliquez-vous que votre show soit toujours autant dans l’air du temps ?
Marta Kauffman : Ça n’en finit plus de m’étonner. Je n’ai pas d’explication valable, à part qu’on avait un casting incroyable et des scénaristes au diapason. C’est ce qui fait qu’on a envie de fréquenter ces personnages. De traîner avec eux au Central Perk, de participer à leurs vies. C’est une série réconfortante.
David Crane : Il y a un esprit de communauté, tout le monde voudrait des amis comme ça. Quand on pitchait le synopsis à l’époque, on disait: « C’est ce moment de la vie où vos amis sont votre famille. » Il y a quelque chose d’universel et d’intemporel là-dedans. On voulait juste faire une série, mais il se trouve qu’on a tapé dans un truc qui rassemble tout le monde.
Vous avez vu le film Le Monde après nous de Sam Esmail ? Friends y joue un rôle central, avec cette gamine de 12 ans obsédée par le fait de regarder le dernier épisode alors que la fin du monde approche. À un moment, il y a cette réplique : « C’est une série presque nostalgique d’une époque qui n’a jamais existé. » Vous êtes d’accord avec ça ?
DC : Hum. Pas vraiment. Oui, évidemment, il y avait des choses qui ne pouvaient pas exister : malgré toutes les justifications qu’on a pu donner au fil des ans, personne ne peut vraiment croire que Monica a les moyens d’habiter dans ce bel appartement. Cela dit, je pense que ce qui se trouve au cœur de Friends correspond à une réalité. Marta et moi avons basé le scénario sur le New York de nos 20 ans, période où nous avions une bande d’amis exceptionnelle. La vie n’était bien sûr pas toujours marrante, mais je crois qu’on a fait infuser dans la série quelque chose d’authentique sur le plan émotionnel.
Kevin Bright : Pratiquement tout le monde est nostalgique de sa vingtaine, c’est le meilleur moment de la vie. On y revient constamment et les souvenirs de cette époque sont ancrés en vous. Et il se trouve que les histoires de Friends – avoir des peines de cœur, se demander quelle est sa place dans le monde, organiser de grands dîners avec ses potes – ont trouvé un écho partout sur la planète. C’est ainsi que la série est devenue de la comfort food : on la regardait à l’époque pour se replonger dans ses propres souvenirs, voire fantasmer l’âge adulte si on était plus jeune. Désormais, les gens y retournent pour retrouver l’époque où ils regardaient pour la première fois les épisodes !
MK : Pour clore le débat : j’ai trois enfants et ma plus jeune est née pendant qu’on tournait Friends. Quand elle était au lycée, une copine lui a demandé : « Tu connais cette nouvelle série, Friends ? » Elle était certaine que la série venait d’être tournée et qu’elle était censée se passer dans les années 90. (Rires.) Ça en dit long sur l’universalité du propos. Mais est-ce que la série est nostalgique de quelque chose qui n’aurait jamais existé ? Non, je ne crois pas.
Revenons aux origines : comment avez-vous vendu Friends aux chaînes à l’époque ?
MK : De façon très énergique. On…
DC : … finissait les phrases de l’autre. (Rires.) En vérité, Friends était l’opposé d’une série conceptuelle, l’idée de départ n’aurait pas pu être plus simple. On venait de se planter dans les grandes largeurs avec Family Album sur CBS, annulée au bout de six épisodes. Et nous avions une très, très petite fenêtre de tir pour trouver quelque chose à vendre aux networks durant la saison des pilotes. Sinon, il allait falloir attendre une année entière pour proposer autre chose… Donc on se balançait des idées dans tous les sens, et je me souviens qu’on était dans ma voiture quand Marta a dit : « Et si ça se déroulait à New York, avec six amis qui traînent ensemble? Et ce serait tout ce qu’ils feraient. » On avait la trentaine à ce moment-là, alors on a interrogé des gens qui avaient dix ans de moins, juste pour savoir s’ils vivaient la même chose que nous à l’époque. Il s’est avéré que oui. Alors on a imaginé ces six personnages et on a tenté notre chance avec le pilote. On n’imaginait pas que trente ans plus tard, on serait en train de parler à des journalistes français de notre parcours!
MK : Je ne dirais pas que le pilote s’est écrit tout seul, mais on l’a bouclé très vite. Ce qui est souvent bon signe. On savait de quoi on parlait.
KB : Ce qui était magique quand on entendait le pitch de Marta et David, c’est qu’il y avait déjà des blagues géniales et qu’ils n’avaient pas besoin de raconter les personnages dans le détail : chacun d’entre eux était parfaitement défini, le groupe existait déjà de façon très claire.
"Dream On était également très différente, car tournée avec une seule caméra. Sur Friends, on en avait plusieurs et on filmait en public. Le processus de création n’avait rien à voir."
Vous évoquiez l’annulation de Family Album, mais avant cela, il y a eu le succès de Dream On et les deux saisons de The Powers That Be, une parodie du système politique américain. Comment ces séries, avec leurs défauts et leurs qualités, ont-elles nourri Friends ?
MK: Le gros challenge de Dream On était que Brian Benben [l’acteur principal] n’était pas que la star de la série : il était dans TOUTES les scènes. On ne pouvait pas tourner sans sa présence, et ça a beaucoup pesé sur lui. On ne voulait surtout pas le refaire, il fallait donc qu’on développe une série chorale. De fait, Friends s’est en partie construite en réaction à Dream On.
DC : Et avouons que le fait d’avoir six personnages permettait de maximiser le nombre d’histoires possibles. Ils sont certes tous amis, mais en plus, certaines relations sont très spécifiques, comme celle de Ross et Monica qui sont frère et sœur. Toutes les permutations étaient permises.
MK : Et puis Dream On nous a permis de rencontrer Kevin. C’est comme ça qu’on est devenus une équipe.
KB : Merci de le dire. (Rires.) Dream On était également très différente, car tournée avec une seule caméra. Sur Friends, on en avait plusieurs et on filmait en public. Le processus de création n’avait rien à voir.
DC : Et pour revenir sur l’échec de Family Album, c’était un projet qu’on avait vendu parce que la chaîne cherchait des sitcoms autour du thème de la famille. Donc c’est exactement ce qu’on leur a proposé, sauf que le cœur n’y était pas. Ce qu’on a compris après l’annulation, c’est qu’on ne devait faire que des choses qui nous faisaient rire et nous touchaient réellement. Ou bien c’était la catastrophe assurée.
Friends a rapidement été validée par la chaîne, qui a choisi de la diffuser entre Dingue de toi et Seinfeld, deux des plus gros succès TV de l’époque. Une rampe de lancement on ne peut plus luxueuse… Comment avez-vous réagi en apprenant la nouvelle ?
MK : Quand on a reçu le coup de fil pour nous annoncer cette diffusion, ils nous ont dit que les titres qu’on avait en stock – Friends Like Us, Insomnia Cafe, Across the Hall, Six of One – n’étaient pas très bons. Alors ils ont demandé à appeler la série tout simplement Friends. Et David a répondu: « Si vous nous mettez à l’antenne, vous pouvez bien appeler la série comme vous voulez, je m’en tape royalement! » (Kevin Bright rigole.)
DC : On avait l’impression de gagner au Loto, mais en même temps on était terrifiés. Parce que Seinfeld, Frasier ou Dingue de toi étaient des hits absolus. Nous, on était encore tout frais dans le milieu ! On avait fait quelques séries, mais cette fois la barre était incroyablement haute. On vivait dans le stress et la panique. On passait une éternité en salle d’écriture, on a vu le soleil se lever un nombre incalculable de fois. Je suis persuadé qu’on a raccourci l’espérance de vie de beaucoup de scénaristes, mais ça valait le coup. (Rires.)
KB : Et ils vous le confirmeront avec plaisir depuis leurs lits d’hôpitaux. (Rires.)
Est-ce qu’il y a une part de chance dans le succès de Friends ? Êtes-vous tombés au bon moment pour combler un manque à la télé US ?
MK : Je dis toujours que les astres se sont alignés. Il y a forcément un peu de magie là-dedans.
DC : On a fait passer des auditions à un million de personnes. Et on a même offert des rôles à certains parce que Matthew Perry ou Jennifer Aniston n’étaient pas disponibles à ce moment-là. Donc quand je me mets à imaginer que quelqu’un d’autre aurait pu jouer un des six, je me dis que la série ne serait pas ce qu’elle est.
"Chandler devait être le plus facile à caster, parce que c’est le personnage qui dit ouvertement des blagues… Sauf que ce n’était pas le cas, personne n’avait l’air d’être à la hauteur de la tâche."
En parlant de casting, Matthew Perry raconte dans son autobiographie que vous aviez initialement proposé son rôle à son copain Craig Bierko et qu’il s’est même retrouvé à le coacher alors qu’il était persuadé que Chandler Bing était fait pour lui.
MK : Oui, ça lui faisait terriblement mal !
DC : Nous connaissions déjà Matthew parce qu’il avait joué dans un épisode de Dream On. On savait qu’il était brillant. Donc au moment de commencer le processus de casting, il faisait partie des premiers que l’on voulait voir. Sauf qu’il avait déjà signé pour un drôle de pilote…
MK : Une série qui se déroulait à l’aéroport de Los Angeles, en 2200 (LAX 2194). Ils portaient tous des costumes futuristes.
DC : En tout cas, il ne pouvait pas venir auditionner. À un moment donné, nous étions désespérés : non seulement nous n’avions pas trouvé notre Chandler, mais nous avions vu tellement d’acteurs postuler pour le rôle et ne pas être drôles qu’on a commencé à penser que c’était peut-être dû à l’écriture. En théorie, Chandler devait être le plus facile à caster, parce que c’est le personnage qui dit ouvertement des blagues… Sauf que ce n’était pas le cas, personne n’avait l’air d’être à la hauteur de la tâche. On a donc choisi Craig Bierko un peu par défaut, même s’il est un super acteur.
KB : Et il a fini par refuser pour aller faire autre chose, ce qui est quand même assez drôle.
MK : Merci mon Dieu !
DC : Du coup, on cherchait encore la perle rare. Or, il se trouve que le pilote de Matthew est tombé à l’eau au même moment. Vous ne pouvez pas imaginer le soulagement qu’on a ressenti : les dialogues étaient enfin drôles dans sa bouche. La magie dont Marta parlait a opéré.
Matthew Perry le disait lui-même : il était si proche du personnage de Chandler que ça en devenait troublant. À quel point la personnalité des acteurs a-t-elle influencé votre écriture des personnages au fil des saisons ?
MK : Énormément. Au départ, on pensait que Monica et Joey allaient être en couple mais l’alchimie n’était pas là. Chandler et Monica se sont naturellement imposés, on ne pouvait pas faire autrement. On n’avait pas non plus du tout anticipé à quel point Matt LeBlanc était génial quand il jouait l’imbécile. C’est lui qui a imposé ce trait de caractère à Joey, ce n’était pas du tout dans le concept original du personnage.
DC : Très rapidement, on a compris qui les acteurs étaient et où se trouvaient leurs points forts. On écrivait une blague débile pour Joey, et Matt la jouait aux petits oignons. Là, pas le choix, tu commences à te dire qu’il faut le faire plus souvent. Au milieu de la première saison, on a écrit une blague sur les troubles obsessionnels compulsifs de Monica, qui initialement devait être un personnage sarcastique.
MK : Et un peu la maman des autres.
DC : Courteney Cox a joué la vanne avec une telle ferveur que le public a applaudi. On était sciés : « Oh mince, mais c’est très marrant en fait ! » Et on a commencé à creuser le filon. Les personnages n’en devenaient que meilleurs quand on les nourrissait de cette façon. KB : Des pans entiers de la personnalité des acteurs se sont mis à faire partie de la série. Mais il y avait des cas spéciaux, comme Lisa Kudrow : elle était l’exact opposé de Phoebe, donc il lui fallait aller chercher l’inspiration ailleurs qu’en elle-même.
Friends a exploré des sujets qui n’étaient pas forcément très populaires à l’époque : l’homosexualité féminine, la GPA, la stérilité, l’adoption… Pourquoi avez-vous écrit là-dessus, et pensez-vous que cette modernité explique en partie la longévité de la série ?
MK : Dès le début, on avait écrit que l’ex-femme de Ross, Carol, allait partir avec une autre femme. On voulait faire une série très humaine, et il nous semblait qu’il s’agissait de sujets auxquels on est confronté quand on a la vingtaine. Alors pourquoi se priver d’aller vers ça ? Tant que c’était marrant et intéressant…
DC : L’idée n’a jamais été de faire une série « à sujet ». Norman Lear [scénariste, producteur et réalisateur, notamment des séries populaires des années 70, All in the Family et Maude] a travaillé très dur à développer des séries « à propos » de quelque chose, et je souligne bien le terme « à propos ». Nous, on voulait une série qui concerne les gens. Et les thèmes que vous évoquez sont nés en salle d’écriture. On tombait dessus et on se disait : « Ah, ça c’est nouveau. Ça, c’est une histoire qu’on n’a jamais vue à la télévision » – ce qui est toujours un bon argument de vente. Mais plus que ça, on trouvait toujours un moyen de l’aborder de façon que les téléspectateurs se sentent investis dans ce qui arrivait aux personnages. C’était essentiel. Il n’était pas question de choquer le public ou de se faire de la pub : il fallait que ça rende les personnages plus intéressants. Et encore une fois, on a eu la chance d’avoir les meilleurs scénaristes, dont des rois de la vanne. Des gens plus portés sur la comédie, mais Marta et moi avons toujours tenu le cap de l’investissement émotionnel. C’est grâce à cet équilibre qu’on a réussi.
"Je crois que l’épisode qui nous a valu le plus de courriers enflammés était celui où le père de Rachel se moque des chiropracteurs."
KB : Même quand il y avait un sujet sensible, on l’a toujours traité de façon à ne pas en faire tout un foin. Il n’y avait pas de jugement. Il y avait un épisode centré sur un mariage lesbien, et cela semblait être la chose la plus naturelle au monde. Alors que ça n’était jamais arrivé à la télévision !
MK : D’ailleurs, la chaîne s’attendait à ce que ça fasse réagir dans tout le pays. Ils ont embauché cent personnes pour répondre aux téléspectateurs énervés. Et ils ont eu quatre appels! (Rires.) Ce n’est que deux mois plus tard, quand le révérend Donald Wildmon – un ultra-conservateur – a commencé à en parler, qu’on a reçu une centaine de lettres. Clairement écrites par des gens qui n’avaient jamais vu Friends.
DC : Je crois que l’épisode qui nous a valu le plus de courriers enflammés était celui où le père de Rachel se moque des chiropracteurs. Une association de chiropraticiens nous a envoyé des sacs entiers de lettres indignées. (Rires.) C’est dire à quel point nous étions un objet de controverse !
Kevin, vous avez réalisé une cinquantaine d’épisodes, dont certains des plus cultes. Quelle marge de manœuvre a-t-on sur une sitcom aussi bien rodée que Friends ?
KB : Vous savez, avec six acteurs de ce calibre, un réalisateur un peu malin va surtout s’assurer de leur laisser le plus grand espace d’expression possible. Tu leur donnes un point de départ et puis la scène évolue grâce à ce qu’ils proposent. Et quand ça coince d’un point de vue logistique, on fait ce qu’on peut pour remettre les choses en ordre. Mais il faut constamment profiter de l’intimité qu’ils partagent avec les personnages, et les laisser y aller à l’instinct lors des répétitions. Ne jamais figer les scènes d’avance. Et après, ce sont surtout des ajustements de timing.
"Les meilleurs épisodes de Friends sont souvent ceux où l’on ne sortait pas de l’appartement de Monica."
Mais vous avez parfois « cassé le moule » et quitté le studio, comme dans ce double épisode qui se déroule à Londres. Quel plaisir preniez-vous à faire des escapades en dehors de Los Angeles, et qu’est-ce que cela a changé en matière de production ?
MK : Quand vous passez votre vie dans un studio, parfois, vous avez besoin de respirer un peu. (Elle sourit.) Mais c’était aussi pour les spectateurs, qui toutes les semaines étaient enfermés pendant trente minutes dans les mêmes décors. Il était temps d’aérer les appartements !
KB : Cet épisode à Londres nous a sortis de notre zone de confort. On a filmé la majorité des plans directement dans la rue, sans public. Et ça, c’était une vraie expérience pour nous, qu’on a d’ailleurs rarement reproduite. Le public était essentiel à la série, c’était notre détecteur de mensonges. Ce sont les gens qui nous disaient, en temps réel, si on était drôles ou pas. Et ça donnait la pêche aux acteurs, qui devaient constamment être sur leurs gardes. Pour moi, entre le studio et l’extérieur, il n’y a pas photo. Ce qui est dingue, c’est qu’aujourd’hui encore, les gens se font avoir et pensent que nous sommes allés tourner à Las Vegas pour de vrai ! Ou que le match de football de Thanksgiving a été joué dans un véritable parc à New York. Eh non, désolé : ce sont juste des décors en plateau.
DC : Et je crois que les meilleurs épisodes de Friends sont souvent ceux où l’on ne sortait pas de l’appartement de Monica. Des huis clos, des « bottle episodes » comme on dit dans le milieu, qui naissaient tout bêtement de nécessités économiques ! Kevin nous demandait de temps à autre s’il était possible de faire le prochain épisode sans « swing sets » [ces décors qui bougent dans le studio]. Ne pas avoir à préparer plusieurs décors pour filmer un épisode nous faisait économiser beaucoup d’argent, et on ne faisait venir aucune guest-star dans ces cas-là. Généralement, on en faisait un par saison.
Chaque fin de saison ou presque était marquée par un gros cliffhanger, dont il fallait attendre la résolution des mois plus tard. Au-delà du plaisir de donner des ulcères aux fans, saviez-vous toujours où vous alliez ?
MK : (Rires.) Oui, parce que le cliffhanger oblige à être honnête avec le public. Enfin, c’est ce que je crois. J’ai du mal avec l’idée d’arnaquer les téléspectateurs et de sortir un truc de mon chapeau à la dernière minute. En revanche, il est vrai qu’on a parfois changé des éléments en cours de saison, en voyant que ce qu’on avait prévu initialement ne fonctionnait pas vraiment…
KB : Le plus souvent, l’erreur était de forcer l’intrigue en isolant certains personnages.
DC : Alors que les meilleurs moments de Friends sont ceux où ils sont réunis tous les six à l’écran dans une histoire commune. C’était impossible de le faire tout le temps, mais on était bien conscients que la série était à son zénith dans ces scènes-là.
"Peu de gens ont eu à faire face à un succès populaire aussi massif que ça dans leur carrière."
Au plus haut de la « Friends mania », les acteurs étaient sur les couvertures des magazines du monde entier et squattaient tous les talk shows américains. Friends ne générait pas que de l’audience : c’était aussi un phénomène de société qui faisait beaucoup vendre. Est-ce que vous avez eu peur que la situation dégénère et affaiblisse la série ?
MK : Oui, bien sûr. Tous les ingrédients étaient réunis pour que ça parte en vrille. Mais ça, on ne s’en rendait pas vraiment compte jusqu’au moment où l’on a accepté cette pub Coca-Cola [une publicité où les six personnages se faisaient interroger par la police pour savoir qui avait piqué une bouteille de Coca. Les spectateurs qui découvraient l’auteur du « crime » gagnaient le droit d’assister au tournage d’un épisode]. Ça n’avait rien à voir avec la marque Friends, on était complètement hors sujet. Les critiques ont été nombreuses et les gens avaient raison de se plaindre. On n’aurait pas dû valider cette pub.
DC : On sortait de cette petite série un peu culte qu’était Dream On, mais ça n’avait rien à voir avec Friends. Peu de gens ont eu à faire face à un succès populaire aussi massif que ça dans leur carrière. Du coup, on s’était donné comme ligne de conduite de ne jamais dire non à quoi que ce soit, de profiter au maximum. Idée idiote, bien entendu. Ce fut la leçon n°1 à tirer de cette expérience Coca-Cola : choisir avec plus de discernement. On avait une série si populaire qu’on nous proposait tout et n’importe quoi, comme aux acteurs, d’ailleurs. Il suffit de regarder certains des films qu’ils ont acceptés au début de leur gloire… Mais ça se comprend parfaitement : ces six comédiens qui n’étaient même pas des vedettes de la télévision devenaient du jour au lendemain des superstars. Ça a de quoi vous faire tourner la tête… Donc on a appris, tous ensemble, à devenir plus vigilants.
MK : Est arrivé un moment où David et moi, on s’est entraînés, littéralement, à dire non !
DC : Qu’est-ce que vous voulez, on est des people pleaser, on aime bien que nos interlocuteurs soient contents. (Rires.) Il a fallu tordre notre nature et apprendre à refuser.
KB : Ceci étant dit, il faut se rappeler qu’il y avait peu de merchandising Friends pendant la diffusion de la série. Il n’y avait pas de porte-clés ou de t-shirts officiels. Tout cela est venu après, avec l’ère du streaming.
DC : Personne n’est prêt à vivre un truc pareil de toute façon… Ce qui était sain, c’est que chacun mettait son ego au placard en arrivant sur le plateau, acteurs comme scénaristes. On était noyés dans le boulot, tout le monde bossait hyper dur. Avec 25 épisodes à faire par saison, il fallait que ça tourne. C’était le pied, quand j’y repense. (Rires.)
D’où est venu le format génial des titres des épisodes: « The One With… » (« Celui qui » en VF, mais qui devrait en réalité être traduit par « Celui avec » ou « Celui où ») ?
MK : Ça, c’était l’idée de David.
DC : Durant ma carrière, j’ai vu des scènes surréalistes où des auteurs coupaient les cheveux en quatre pendant des heures pour trouver le titre d’un épisode. Qu’est-ce qui serait malin ? Qu’est-ce qui serait drôle ? Qu’est-ce qui serait cool ? J’ai décidé dès le début qu’on allait ne pas s’en soucier et ainsi nous épargner tout ce temps perdu en brainstorming. (Rires.) Très vite, je me suis mis à parler des épisodes en disant « celui où » ou « celui avec ». Et on est restés là-dessus. De toute façon, c’est comme ça que les gens parlent des séries, ils ne connaissent pas les noms des épisodes !
Il paraît que vous avez écrit une partie des paroles de la chanson du générique, I’ll be there for you…
MK : C’est vrai. En fait, les Rembrandts n’ont pas écrit la chanson. Elle a été composée par Michael Skloff, avec qui on avait déjà collaboré sur Dream On. Ensuite, on a effectivement fait quelques réécritures au niveau des paroles… Notamment les couplets.
DC : Soyons honnêtes : on a même réécrit une grosse partie des paroles.
MK : Et ce n’est qu’après qu’on a fait appel aux Rembrandts pour enregistrer le morceau.
DC : Et c’est toi, Kevin, qui a eu l’idée d’en faire une véritable chanson par la suite, car au départ, elle ne durait que le temps du générique. Après la saison 1, on était complètement crevés. Vraiment exténués. Et là, on nous a demandé si, avant de partir en vacances, on pouvait imaginer le reste des paroles. Bon, je ne suis pas fier de tout ce qu’on a écrit, on manquait de sommeil. (Rires.) Je me souviens encore que j’étais en train de partir pour Hawaï avec mon compagnon quand le studio m’a appelé pour me demander de revoir une ou deux phrases. J’ai dit à Marta : « Mets ce que tu veux, ce qui te passe par la tête. Tu la chantes et ça ira très bien ! » (Rires.) Et pour la petite histoire, il me semble que les Rembrandts ont fait une modification ou ajouté quelque chose à un moment, ce qui leur a permis d’être crédités aussi sur la chanson, au-delà de la simple interprétation. Je pense qu’ils peuvent nous remercier. (Rires.)
Au début de la saison 3, les acteurs ont décidé de négocier collégialement leurs salaires, sous l’impulsion de David Schwimmer. Les négociations sont ensuite revenues plusieurs fois au cours de la série, jusqu’à ce que chacun soit payé un million de dollars par épisode. Pendant ces bras de fer avec la chaîne, étiez-vous dans une position délicate ?
MK : On était d’accord sur le fait que les six devaient être payés de la même façon. Après tout, c’était une série chorale. Même si au départ, on pensait que les rôles de Chandler et Phoebe étaient plus secondaires. Mais on a vite compris que c’était faux.
DC : Aux moments des négociations, on s’est mis très en retrait. Évidemment, ces acteurs méritaient une énorme part du gâteau. Donc on a décidé de laisser le studio, la chaîne et les comédiens se débrouiller. On voulait juste faire la série et tant qu’ils arrivaient à s’entendre, c’était parfait pour nous.
KB : Disons qu’on a essayé de jouer les conciliateurs, parce qu’inévitablement les huiles finissaient par claquer la porte : « Il est hors de question qu’on leur donne un centime de plus ! » Et nous, on était là pour rouvrir la porte et réunir à nouveau toutes les parties dans la même pièce.
DC : Il y a eu quatre ou cinq négociations en tout, les plus dingues ont été les dernières. À la saison 8, on pensait que ce serait la fin de la série. Et finalement non, les acteurs avaient réussi à renégocier pour la saison 9. Le patron du studio nous avait dit : « La saison 9 sera définitivement la dernière, on n’a pas l’argent pour les payer plus. » On a répondu: « OK, très bien, on comprend, on va écrire la dernière saison. » Et le lendemain, il revient dans notre bureau : « En fait il se trouve qu’on a trouvé plus d’argent. » (Tout le monde rigole.) Arrivés à la saison 10, on leur a dit que s’ils voulaient que ce soit réellement la fin, il n’y aurait pas de retour possible l’année d’après. On avait inventé la réplique « we were on a break », ça n’allait pas marcher avec nous! (Rires.) Bon… Cela dit, en étant vraiment honnête avec moi-même, je pense que s’ils avaient voulu faire une autre saison, on l’aurait sûrement écrite ! (Rires.) On s’amusait trop.
Alors pourquoi avez-vous décidé de mettre un terme à la série ?
MK : Il était temps. Comme le disait David tout à l’heure, le show portait sur cette période où vos amis sont votre famille. Une fois que tout le monde commence à avoir sa famille de sang, alors la dynamique n’est plus la même. Toutes les séries ont une durée de vie limitée, c’est comme ça. Si vous poussez le bouchon, ça devient n’importe quoi.
DC : Créativement parlant, on était arrivés au bout du chemin. On avait fini de raconter ce qu’on était venu raconter.
Vous avez toujours su comment vous alliez finir Friends ? Notamment vis-à-vis du couple Ross/Rachel ?
MK : Les ultimes épisodes de séries sont en général bien plus durs à écrire que les pilotes. Comment aller dans la bonne direction tout en surprenant les téléspectateurs ? Est-ce qu’il est même possible de se sentir satisfait du résultat quand on termine une série sur laquelle on a travaillé si longtemps ? Voilà le genre de questions qu’on se posait. Ross et Rachel ont commencé à se tourner autour dès l’épisode 1. Puis ils étaient on et off pendant les 235 épisodes qui suivaient. Ils ont un enfant ensemble, donc on se doutait bien de l’issue de leur histoire… Même mon rabbin m’a dit un jour qu’il pensait que Ross et Rachel allaient finir ensemble. (Rires.) Les gens le voulaient. Mais c’était très compliqué de trouver un moyen d’arriver à cette conclusion si attendue sans que cela soit trop prévisible.
DC : Certaines séries auraient joué le contre-pied en concluant avec une fin ouverte : « Est-ce qu’ils se remettent finalement ensemble après le dernier épisode ? À vous de vous faire votre avis ! » Ce n’était pas Friends. C’était une série qui faisait du bien et on voulait rester sur cette ligne. On savait qu’il fallait finir sur les six quittant l’appartement, car c’était important d’un point de vue symbolique. Après, tout était dans l’exécution…
MK : Les deux dernières semaines de production ont été incroyablement chargées en émotions. Chaque jour, c’était la dernière fois qu’on faisait un truc ensemble : les derniers bagels, la dernière lecture du scénario, la dernière répétition, le dernier café…
KB : C’était très intense sur le plateau. On ne savait pas trop quand quelqu’un allait craquer. Je me souviens d’une scène dans le Central Perk, où quatre des personnages sont réunis pour l’ultime fois. On a dû arrêter le tournage, c’était trop dur. Ils étaient tous en train de pleurer. Moi, c’est quand j’ai vu le décor de l’appartement de Monica entièrement vide que ça m’a fait un choc. C’est ça qui m’a donné l’idée du dernier plan, d’ailleurs. Dans le script initial, les six sortaient et la caméra s’élevait au-dessus de l’appartement avant un fondu au noir. Mais j’ai senti qu’il était important qu’on traîne tous encore un peu, même quelques secondes, dans cet appartement vide. Une dernière fois. Et puis il y a ce cadre sur la porte qu’ils laissent derrière eux. J’ai eu envie de mettre ça en avant. C’est une manière de dire qu’ils seront toujours là.
"Autant que faire se peut et pour ma santé mentale, j’évite au maximum de regarder Friends !"
Avez-vous pensé à un moment à tourner un revival ? Seinfeld a fini par le faire mais de façon très élégante, en l’incluant dans une saison de Curb Your Enthusiasm. David, vu que vous produisiez Episodes avec Matt LeBlanc, vous auriez eu l’occasion de faire la même chose.
DC : Non, vous rigolez, jamais on n’aurait fait ça !
MK : Jamais !
KB : On a fait Joey et on en a tiré leçon! (Rires.)
MK : David et moi n’avons pas travaillé sur Joey [le seul spin-off de Friends], même si on s’est bien sûr posé la question de le faire. On a préféré décliner. Quelle était la probabilité de donner vie à une autre bonne série à partir de Friends ? La foudre ne tombe jamais deux fois au même endroit.
DC : Mais ces dernières années, on n’a pas arrêté de nous demander de refaire Friends. Surtout Warner Bros. d’ailleurs, parce que ce serait très lucratif pour eux. Sauf qu’on est désormais très forts pour dire non, et heureusement ! On a su rester droits dans nos bottes. Mais franchement, c’est dingue de repenser aux nombres de trucs qu’on a refusés depuis que la série est terminée.
MK : C’est certainement pour ça que Friends est toujours aussi populaire, parce qu’on n’en a pas rajouté !
Est-ce qu’il vous arrive encore de regarder la série quand vous tombez dessus au détour d’une rediffusion ?
DC : Autant que faire se peut et pour ma santé mentale, j’évite au maximum de regarder Friends !
MK : Pareil.
DC : Dès que ça passe à la télé et que quelqu’un regarde la série, même un petit peu, je sors tout de suite de la pièce. Attention, je suis très fier de ce qu’on a fait. Mais ça me fait bizarre de revoir la série aujourd’hui. Je ne sais pas… Je n’aime pas regarder dans le rétro. C’est bizarre, non ? En plus, toutes les fois que ça m’arrive, je me désole : sérieusement, c’est ça la vanne qu’on a trouvée ? Sauf qu’à chaque fois, je suis épaté par les acteurs. Jamais je n’ai revu un bout de Friends en me disant que l’un d’eux aurait pu faire mieux. Nous, par contre…
On approche de la fin et impossible de vous laisser partir sans vous demander de résoudre le plus grand mystère de Friends…
DC : Le plus grand mystère ?
Oui, le travail de Chandler Bing. Pouvez-vous nous donner le nom exact du métier qu’il exerce ? (Marta Kauffman fait non de la tête.)
DC : « He’s a transponster » ! (Rires.)
MK : On n’a jamais su en fait !
DC : Quand on a pitché le personnage au départ, on a dit que Chandler Bing se rendait tous les jours dans son petit bureau et que peu importe ce qu’il y faisait. Mais tout ce qu’on savait, c’est qu’il détestait son travail ! Par contre, si ça vous intéresse, je peux vous révéler un vrai secret, quelque chose que je n’ai jamais raconté auparavant…
Ne vous faites pas prier !
DC : La première version du pilote de Friends était nulle. Contrairement à ce que disait Marta tout à l’heure, l’écriture a été un peu plus compliquée que ça… On a d’abord fait une première version du script, un brouillon je dirais, une sitcom pure et dure. L’idée était toujours que Rachel fuyait son mariage, mais ses parents débarquaient pour tenter de la ramener et la forcer à épouser Barry. Ils se pointaient à la porte de Monica et c’était censé être le twist de l’épisode, le gros choc. L’un des gars du studio nous a dit: « Bon, c’est pas mal, ça peut passer. Mais je suis sûr que vous pouvez trouver un truc plus moderne et plus original. » On a renâclé et puis, finalement, on a écrit un pilote qui s’est avéré être nettement meilleur. Le moment dont je suis le plus fier, c’est tout simplement le passage où Ross et Rachel, chacun de leur côté, regardent la pluie tomber par la fenêtre. C’est de l’émotion pure, il n’y a rien de drôle, et je ne sais pas comment il est possible qu’on nous ait laissés faire ça à l’époque. Surtout juste avant la coupure pub, un moment crucial pour la chaîne ! Alors parfois, quand j’ai du mal à m’endormir, je me demande ce qui se serait passé si l’histoire avait pris une autre direction et qu’on avait vraiment tourné ce pilote médiocre…
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