Première
par Frédéric Foubert
Andrea Arnold affirme un peu plus son regard lyrique et sensoriel en suivant le parcours d'une jeune femme au milieu d'une communauté de paumés. Hypnotique
“On vend des abonnements à des magazines, on se marre, on explore, euh… l’Amérique.” Voilà pour le programme d’American Honey, marmonné par Jake (Shia LaBeouf) à Star (Sasha Lane) après leur coup de foudre sur un parking de supermarché. Soit la promesse éternelle du road-movie, reconfiguré ici aux dimensions d’un mini-van peuplé d’une tribu de kids white-trash, puis malaxé pendant 2h40 dans un immense maelstrom, une sorte de conte clippesque sur les enfants perdus de l’Amérique de Donald Trump. Des gamins qui n’ont plus pour bouée que leur playlist iTunes et le prochain billet de 5 dollars qu’ils arriveront à grapiller. On est dans le monde de Larry Clarke et Harmony Korine, oui, mais qui serait soudain propulsé sur la route, confronté à la question du territoire, de la conquête, de l’immensité. Si Spring Breakers ambitionnait d’être le Bonnie and Clyde de la génération Z, American Honey est son Easy Rider. Un film-trip dont le seul et unique motif est de regarder la route défiler, d’empiler les blocs de temps, et de structurer le tout par une bande-originale monstrueuse et orgasmique, qui compile Rihanna et Springsteen, Juicy J et Mazzy Star, du rap très sale et des gentilles folk-songs, et finit par vous vriller la cervelle. Les clichés du genre sont là (la love story qui grandit au fil des kilomètres, la corruption du rêve américain), mais ils n’ont jamais sonné comme ça.
« Née » à Cannes avec Red Road et Fish Tank, Andrea Arnold confirme ici son statut de grande réalisatrice sensorielle, musicale, adepte d’un naturalisme aussi teigneux que voluptueux. C’est aussi une immense directrice d’acteurs. Shia LaBeouf est dément en néo-James Dean à mulet. Riley Keough (petite-fille du Roi Elvis) impressionne dans la peau d’un gourou en bikini (tableau incandescent du quart-monde US, American Honey peut aussi être vu comme le portrait d’une secte sans horizon ni espoir). Et Sasha Lane (découverte par Arnold dans un restau du Texas) est bien la révélation miraculeuse dont ce projet avait besoin. L’hypnose dure près de trois heures. On pourrait regarder ça toute la nuit.
Première
par Frédéric Foubert
L’Anglaise Andrea Arnold parcourt le Midwest américain en collant aux basques d’une communauté de paumés.
« On vend des abonnements à des magazines, on se marre, on explore, euh... » Petite hésitation. Trois points de suspension. « ... euh, l’Amérique. » Sur un parking de supermarché, quelque part du côté de Ploucville, USA, un irrésistible bad boy à mulet (Shia LaBeouf) explique en marmonnant à une fille qu’il vient de rencontrer (Sasha Lane) à quoi il occupe ses journées avec sa bande de potes. Et annonce au passage le programme d’American Honey. Soit la promesse éternelle du road-movie, mais reformulée pour une nouvelle génération, de nouvelles gueules. Un gang de post-ados white-trash, débraillés, se livrant à une occupation absurde (faire du porte-à-porte pour vendre des magazines en 2016), errant sans but réel, avec pour seules bouées leurs playlists iTunes et le prochain billet de 5 dollars qu’ils parviendront à grappiller. Ils ressemblent aux petits frères et sœurs des Kids de Larry Clark, mais qui auraient soudain été propulsés sur la route, confrontés à la question du territoire, de la conquête, de l’immensité. Ils sont aussi, sans doute, les descendants des gamins de La Nuit du chasseur, si ceux-ci n’avaient jamais trouvé refuge chez Lillian Gish et avaient continué à dériver à l’infini. Il y a un côté conte dans American Honey, un côté secte dans ce gang d’enfants perdus. Comme une famille Manson dont les seuls rituels seraient de fumer sans fin et de baiser sans joie. Leur absence d’horizon existentiel trace la voie à ce film conçu comme un gigantesque maelstrom sensoriel, un film trip jamais aussi grisant que quand il ne fait pas mine d’avoir une histoire à raconter (une love story qui grandit au fil des kilomètres, ça suffit pour occuper deux heures quarante) et se laisse aller au pur plaisir de la digression clippesque.
Ciné-jukebox
En 1969, avec Easy Rider, Dennis Hopper émettait l’hypothèse qu’un road-movie n’avait pas forcément besoin d’une direction précise, d’un fil rouge, et ne pouvait être structuré que par sa bande originale, chaque morceau ayant pour fonction de souder entre eux les blocs de temps, et de donner l’impulsion à la séquence suivante. American Honey reprend les choses là où Hopper les avaient laissées, avec Rihanna et Juicy J. en lieu et place de Hendrix et Steppenwolf. Du hip-hop teigneux et de la pop sous vide pour remplacer le hard-blues graisseux d’hier. Sinon c’est le même principe : du ciné-jukebox, où les chansons défilent en même temps que les kilomètres. Sans vrai début ni fin, dans une sorte d’hypnose hébétée, qui enivre d’abord, puis effraie et tord le bide. Et où on se raccroche à des bribes de dialogues qui pourraient nous servir de boussoles, d’explications de texte.
Suicide d’une nation
Dans Easy Rider, c’était ce « We Blew It » (« On a tout gâché ») final, qui signifiait que le rêve hippie avait été fumé par les deux bouts, et qu’il n’en restait rien. Ici, ce serait cet échange entre Sasha Lane et un vieux routier qui l’a prise en stop. Il écoute Bruce Springsteen, Dream Baby Dream. « C’est quoi ton rêve ? », lui demande-t-il. Elle reste bouche bée. Elle n’y a pas pensé. Personne ne lui avait jamais posé la question. On se souvient à ce moment-là que cette chanson de Springsteen belle à pleurer est une reprise du groupe punk Suicide. Suicide, oui. Car American Honey, c’est aussi ça. Une plongée dans les recoins les plus obscurs et craspecs de l’Amérique de Trump. Une relecture de l’iconographie de la Grande Dépression passée au filtre Instagram. Un tableau incandescent du quart-monde US en forme de voyage vers le grand nulle part. Un reportage lyrique sur le suicide d’une nation.