- Fluctuat
Adapté du roman éponyme de Georges Simenon, « Feux rouges » nous embarque dans un road-movie aride et angoissant où Cédric Kahn confirme la maîtrise de ses derniers films. Flirtant avec les genres, il signe un grand film d'auteur, ambigu à souhait, en s'appuyant sur un remarquable Jean-Pierre Darrousin.
Antoine se fait une joie de rejoindre ses enfants en vacances. Hélène, sa femme, est en retard. Il en profite pour boire quelques bières. Il fait chaud en cet fin après-midi Lorsqu'ils prennent enfin la voiture, l'alcool et la chaleur commencent à faire effet.Avec Feux rouges, Cédric Kahn confirme une maîtrise digne des plus grands, dont, à vrai dire, on ne doutait guère, après L'ennui et, surtout, Roberto Succo. Dès les premiers plans, il pose l'aspect très ordinaire de son héros, employé moyen, heureux de quitter un travail peu valorisant pour des vacances en famille. Il l'inscrit dans un Paris, identifiable à l'excès, dont les rues et les sons nous sont familiers. Dans cet univers, qui est aussi le nôtre, le physique simple, et presque quotidien, de Jean Pierre Darroussin accentue l'effet de reconnaissance et, donc, d'identification. Ceci va nous aider à suivre sa descente aux enfers, car, pour le reste, ce film n'est pas d'un abord aisé. Il ne cherche pas à nous séduire, il nous prend de force.D'abord, le plan est composé de façon minimaliste : le plus souvent deux personnages dans une voiture en mouvement. Mais cette simplicité est un leurre car, dehors, le paysage change. De Paris à la province. Du jour à la nuit. D'une bière à 3 grammes dans le sang. D'un monde à l'autre, en somme, les couleurs ne sont plus les mêmes, la réalité a basculé et nous avec. Mais quand ? Au troisième verre ? A l'apparition de cet étrange personnage qui oblige Antoine à reprendre un whisky ? Au moment de quitter l'autoroute ?Peu importe. Qu'il s'agisse d'un virage vers le film noir, d'un détour vers le fantastique ou d'une altération de la réalité due à l'alcool Car, ce qui compte, en ces troubles contrées, est que l'on navigue à la lisière des genres, sur une corde raide, où Cédric Kahn, toujours à la limite de la rupture, réussit un magnifique numéro d'équilibriste. Rupture de tons, d'une part, entre les trois blocs narratifs du film (suspense, fantastique et thriller), et, rupture humaine, d'autre part, pour ce couple bourgeois, proche de l'implosion, et, surtout, pour Antoine et ses tendances suicidaires.Sous couvert de revendiquer une virilité qui lui échappe, ce dernier nous offre d'ailleurs une des rares certitudes de ce film : celle d'avoir, devant nous, un homme qui perd ses repères, volontairement, jouissant littéralement de son autodestruction. Et cette violence, d'abord retournée contre lui-même, n'est pas facile à supporter. Elle sonne d'autant plus juste qu'elle s'exprime à travers les traits d'un Jean-Pierre Darroussin dont la prestation mérite tous les superlatifs. Il joue l'homme ordinaire d'une façon extraordinaire. Incarnant à merveille un homme frustré qui ne supporte plus de rester dans sa case, il se démène avec l'énergie du désespoir pour briser le cadre qui l'enserre.Au delà de la simple identification, cette pathétique détresse, qui n'a d'autres recours que l'agressivité, nous touche en tant qu'Homme, grâce à la simplicité apparente de sa mise en scène. Elle s'exprime, en effet, à travers la banalité d'un départ en vacances qui devient source de tous les possibles. Comme lorsque, enfant, nous regardions, installés sur la banquette arrière, défiler ces paysages monotones et pourtant toujours différents. Des moments propices à la naissance des histoires les plus improbables, à la rêverie, jusqu'à ce que nos yeux se ferment. Plus tard, ils s'ouvraient sur un endroit inconnu. Le rêve était donc devenu, un peu, réalité puisque le monde avait changé.Et n'est-ce pas l'ambition d'Antoine que de vouloir changer ce monde qui ne lui plaît plus, l'étouffe, l'oblige à rester dans les rails ? Là, entre Paris et Tours, le réalisateur arrive à créer un suspens sensitif en évoquant nos souvenirs d'enfants. On reconnaîtrait presque cette station service, ce bar/restaurant un peu isolé ou ce château d'eau, perdu au milieu de nulle part. On ressentirait presque le pincement au coeur propre au départ vers l'inconnu.
Hélas, Antoine n'est plus un enfant.Tout cela, la caméra de Cédric Kahn semble l'enregistrer froidement, comme un médecin légiste énumère les causes d'un décès. Il capte une réalité brute et sa violence latente. Cependant, si l'on croit d'abord qu'il adopte un mode narratif sec et sans fard, il faut se méfier de ce talentueux réalisateur. Ainsi, ses étonnantes audaces formelles, qui accompagnent l'odyssée d'Antoine, sont-elles bien éloignées du naturalisme du premier tiers de l'histoire.
En fait, après nous avoir bercé de quelques certitudes, il retourne les faits, les hommes et ses spectateurs avec une maestria déconcertante. On retrouve de nombreuses parentés avec le maître Hitchcock, pour le crescendo de la tension ou la figure féminine, beauté quasi-absente, qui peuple et guide l'ensemble du récit. Feux rouges passe du naturalisme donc à l'expressionnisme quand la caméra épouse le point de vue d'Antoine. Mais n'était-ce pas le cas depuis le début ?[illustrations : © Bac Distribution]Feux rouges
France - 2003 - 106mn
De Cédric Kahn
Avec Jean-Pierre Darroussin, Carole Bouquet, Vincent Deniard, Charline Paul, Jean-Pierre Gos
Sortie en salles le 03 Mars 2004
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- Lire les chroniques de L'ennui (1998) : Un autre regard et