Première
par Christophe Narbonne
Avec Trois Enterrements (2005), Tommy Lee Jones s’était révélé en metteur en scène étonnamment doué, tant dans sa gestion du cadre et de l’espace que dans celle du rythme, dicté par une intrigue complexe à plusieurs niveaux de lecture. À l’instar d’un John Ford ou d’un Clint Eastwood, il se présentait d’emblée comme un Américain fier de ses racines et de ses héros imperturbables taillés dans le granit. Un patriote, mais également un témoin lucide de la violence et de la misère qui ont toujours accompagné la marche en avant d’une nation privilégiant les forts et les puissants, la Bible et le fusil. Ces préoccupations sont à nouveau au coeur de The Homesman, qui troque les intrigues à tiroirs de Guillermo Arriaga (scénariste de Trois Enterrements) pour un récit direct et épuré où l’homme (concept élargi au genre féminin, signe de la modernité du propos) est face à lui-même dans le plus strict dénuement matériel, spirituel et social. Ici, Jones s’interroge sur notre capacité de résistance et de transcendance face à des éléments férocement contraires, révélateurs de la nature profonde des personnages. Mary Bee Cuddy est-elle mue par une charité purement chrétienne ou par autre chose ? George Briggs est-il un simple mercenaire ou un être doué de compassion ? Perdus dans d’immenses paysages désertiques magnifiés par la photo cramée de Rodrigo Prieto, Mary, George et leurs brebis égarées accomplissent un périple initiatique emprunt de cruauté, dont le sens reste jusqu’au bout mystérieux et qui donne sa grandeur à cette épopée intimiste relevant du sacré et du tribal, voire du fantastique. À la fois drame pastoral (au début, on pense à Qu’elle était verte ma vallée), fable philosophique, western, survival, The Homesman, comme Trois Enterrements, est également un récit à grand spectacle avec son lot d’épisodes héroïques : une expulsion de squatter à l’explosif, une rencontre avec des Indiens flippants (Jones prend au passage le contre-pied de l’image politiquement correcte associée aux « natives » depuis cinquante ans), un raid vengeur dont la violence graphique rappelle celle de Peckinpah... Dans un rôle classique de taiseux bougon, le réalisateur-acteur confirme la maturité de son jeu, alliance de pudeur texane et de monolithisme « mitchumien ». Face à lui, Hilary Swank est d’ores et déjà en lice pour un troisième Oscar. Peu d’actrices aujourd’hui sauraient jouer un tel personnage bordeline (déterminée, frustrée, au bord de la folie) sans tomber dans l’excès. Elle est la raison d’être de ce film aussi passionnant qu’énigmatique.