Rencontre avec l’auteur de Jeannette, comédie musicale étonnante sur l’enfance de Jeanne d’Arc.
La musique d'Igorrr marque une rupture dans votre manière d'utiliser la bande-son. Et en même temps ses compositions auraient pu se greffer sur bon nombre de vos précédents films.
Tout à fait. C'est parce que Igorrr est, comme moi, un mélangeur des genres. Il peut passer de Scarlatti à Metallica en deux secondes. Péguy, c'est pareil : il possède un art de l'oscillation incroyable. Il est athée et croyant à la fois, il plane entre la terre et le ciel, comme Jeanne d'Arc d'ailleurs. On est donc complètement dans les contraires avec les différents auteurs du film : moi-même, Péguy, Jeanne d'Arc, Igorrr, ça donne des contrastes qui ont du sens. C'est exactement ce sens-là que j'ai cherché à donner à mes autres films, toujours suspendus entre ciel et terre, eux aussi.
Mais c'est quand même votre film le plus contrasté, comme vous dites : vous avez beaucoup d'attaches à l'oeuvre de Péguy, mais votre réunion dans une comédie musicale a quand même quelque chose d'improbable…
Pour adapter son texte, j'avais besoin d'un décalage musical. La poésie de Charles Péguy - en fait, la poésie en général - peut avoir quelque chose de gonflant et obscur, alors les numéros compensent. De la même manière, la légèreté des filles qui interprètent Jeanne empêche le film d'être trop cérébral. C'est le cas de la petite, surtout. J'avais besoin de forces contraires pour créer une dynamique qui échappe à l'austérité et faire passer la poésie obscure des dialogues. Enfin, attention: je tenais aussi à rester un peu cryptique. On a une tendance à tout simplifier pour rendre tout accessible, et ne surtout pas dire des choses trop compliquées. Vous, en critique, vous connaissez ça trop bien ! Donc je voulais maintenir quand même les aspérités, les zones d'ombre, un peu comme une rose qu'on offrirait sans retirer les épines.
On dit souvent que votre cinéma est traversé de dichotomies - le Bien et le Mal, le laid et le beau, le sacré et le profane, etc - mais à vous écouter, on dirait que vous visez plutôt un grand brassage de ces notions.
Oui, et c'est ce qui est difficile pour la critique, parce qu'elle cherche quelque chose qui s'arrête, quelque chose de figé. C'est ce qui m'intéresse ici avec Péguy. Il est très difficile pour la critique de le faire entrer dans ses filets. Comme Jeanne d'Arc : elle est beaucoup plus compliquée qu'un symbole patriote, la réduire à ça ne tient pas la route une seconde. Mais il y a cet aspect-là aussi chez elle. Donc le mieux est finalement de tout embrasser, sans oppositions.
Vous avez des affinités particulières avec la musique électronique ?
Disons que là, j'ai eu besoin de ces genres-là pour répondre à Péguy. Tout seul, c'est trop théâtreux dans le mauvais sens du terme. La musique électronique permet de corriger ça. La musique en général a un lien direct avec la poésie : originellement, la chanson c'est de la poésie chantée. En lisant Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc, j'ai été frappé : en fait, Péguy, c'est de l'électro. C'est l'art de la répétition, de la digression, de la tension montante, on ne comprend pas toujours ce qui est dit… J'écoute beaucoup de musique anglo-saxonne sans comprendre les paroles. Je préfère les Rolling Stones quand je ne les comprends pas. Dans Jeannette, c'est pareil : ce qui est beau, c'est qu'on comprend à peine ce que chantent les comédiennes.
Et le heavy metal ?
Ça m'intéresse beaucoup. Les métalleux, comme les mystiques, entrent facilement dans l'extase. J'avais assisté à un concert de Igorrr, il faut dire que les gens sont bien barrés. Le headbanging, par exemple, c'est le paroxysme du trip. Pour moi, c'est une façon d'aborder la partie obscure de l'oeuvre. On cesse de chercher à comprendre et on entre en transe. On ne se prend plus la tête, on se la balance. La réflexion philosophique devient du handbanging. Moi, je ne veux pas faire des films obscurs, ce serait aussi chiant pour moi que pour vous. Pour exprimer la duplicité des êtres, j'ai donc recours à la transe et aux montées metal d'Igorrr : elles font mieux passer les scènes sibyllines. D'ailleurs, quand je travaillais sur le texte de Péguy et que je ne comprenais pas un passage, je mettais de la musique. Du Death in Vegas, du Radiohead… Ce que j'aime dans le rock, c'est l'évolution électronique. Notamment quand la mélodie se brise au profit d'une cacophonie lyrique. J'ai obligé Igorrr à démarrer de manière un peu pop, pour mieux dérailler ensuite.
Il y a effectivement une vraie énergie pop : à côté des phases de headbanging, il y a aussi des rythmiques plus "radio-friendly"…
Oui, ça vient beaucoup des petites chanteuses. Quand j'ai fait le casting, elles me chantaient du Louane, pas du Igorrr. Le point de départ, c'est aussi toutes ces émissions de télé-réalité à la The Voice. Elles ont quelque chose de très beau, et en même temps non : ce qui ne va pas dans The Voice, c'est la qualité de ce qu'elles chantent, mais l'amateurisme est en revanche magnifique. J'ai donc choisi des amatrices, en sachant que leur culture "The Voice" et leur fragilité sublimerait les paroles.
On peut penser, en les écoutant, à la scène du radio-crochet dans P'tit Quinquin.
Voilà, j'étais déjà là-dedans. J'adore le côté gauche, la maladresse. C'est très beau de rendre la maladresse noble, de la faire échapper au ridicule. Parfois Jeannette ne chante pas bien, mais ce n'est jamais un problème parce qu'elle est touchante. Jeanne, son alter-ego adolescent, passe un cran au-dessus : elle chante et danse mieux. C'est cette éclosion d'un talent qui m'intéressait aussi, à travers les deux incarnations du personnage.
Dans tout ce que vous dites, on sent que vous entendez plus que jamais assumer le grotesque, et le fait que la maladresse soit - du moins au départ - risible… Vous avez d'ailleurs inclus de nombreux gags.
À un moment il faut rire, surtout quand on traite de Dieu. Il faut prendre de la distance. Je travaille régulièrement sur une poétique du sacré, donc il faut shooter dans l'édifice de temps à autre. Le personnage du tonton de Jeanne me sert à ça : il vient briser le sérieux mystique. D'autant que Jeanne, elle, doit rester intègre, je ne pouvais pas me permettre de la rendre trop comique.
Chez vous la maitrise s'associe toujours avec les faux-pas. Dans une comédie musicale, l'équilibre n'est-il pas encore plus compliqué à trouver ?
Malgré le côté chorégraphie du film, il reste des imperfections, des regards caméras, des gestes manqués ou hésitants. Péguy aimait beaucoup Bergson parce qu’il pensait que le beau, c’est la chose en train de se faire : quand les choses se font, ça pue, ça transpire un peu, ça sent pas bon, il y a de belles imperfections. Donc, dans la perfection du résultat, il faut garder l’imperfection. Il y a toujours de l'inattendu dans les ratages de Jeannette, qui me permet de ne pas faire trop guindé.
Cela doit être compliqué à gérer auprès d'un chorégraphe comme Philippe Decouflé…
Decouflé a très vite vu qu'il ne pourrait pas faire ce qu'il voulait. Il m'a dit :" mais personne ne sait danser dans ton casting !" Je lui ai répondu qu'il allait faire avec (rire). Je ne regrette pas qu'il ne les ait pas fait "trop" bien danser, parce que du coup, on assiste à la naissance de la danse. Jeannette danse comme une petite fille. Les soeurs Gervaise, on sent que ça commence à venir. Et Jeanne ne se débrouille pas trop mal non plus. En fin de compte, j'ai eu raison de laisser libre cours à la maladresse et aux dérapages, parce que tout le monde finit par s'améliorer. Ma méthode est peut-être bizarre mais elle a ses avantages (rire) !
Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc de Bruno Dumont est présenté à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes. Le film n’a pas encore de date de sortie en salles.
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