Longtemps considéré comme un (télé)filmeur de fait divers, André Cayatte est révélé à Lyon (et par Bertrand Tavernier) comme un véritable cinéaste, humaniste et provocant. Prends ça Truffaut !
Avant d’être le cinéaste que l’on connaît, François Truffaut était un sacré fossoyeur de film, un croque-mort de cinéastes qui passait ses futurs collègues à la sulfateuse. C’était dans la revue Arts et ça faisait un mal de chien. Prenez Cayatte. Truffaut avait visiblement décidé d’en faire son bouc émissaire et lui a réservé ses pires saloperies. Il y a l’historique : "C'est une chance que Cayatte ne s'attaque pas à la littérature ; il serait capable à l'écran d'acquitter Julien Sorel ; Emma Bovary en serait quitte pour la préventive et le petit Twist irait se faire rééduquer à Savigny". Où comment rappeler que les bons sentiments n’ont jamais fait les grands artistes. Il y a eu aussi le "si les gens de cinéma prennent Cayatte pour un avocat, les gens de robe le prennent pour un cinéaste. André Cayatte serait-il un traître ?" Cayatte a dû apprécier. Pour Le Dossier Noir, Truffaut avait aiguisé sa plume : "Tout est dit ou presque lorsqu’on a déploré que chaque film d’André Cayatte est pire que le précédent et constaté que "le Dossier noir" n’échappe pas à la règle".
Ca tombe bien, on pouvait revoir ce fameux Dossier Noir hier à Lyon. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que Truffaut avait… tout faux. Le Dossier Noir raconte l’arrivée dans une petite ville de province d’un jeune juge d’instruction qui découvre vite la manière dont un puissant entrepreneur du BTP fait régner sa loi sur la ville. Le petit juge se met en tête qu’un récent décès aurait en fait été commandé par le magnat et décide – contre la ville entière – de mener son enquête. Aujourd’hui encore, on voit ce qui a pu déplaire aux jeunes critiques de la nouvelle vague. L’interprétation est plus qu’inégale - les seconds rôles sont absolument déments (Frankeur qui joue l’entrepreneur, mais aussi Roquevert en flic teigneux et corrompu, et Antoine Balpétré puissant), mais le personnage principal est "incarné" par un falot Jean-Marc Bory. Pire, le scénario prend la tangente en plein milieu du film et laisse en plan trop d’intrigues (le fameux dossier noir disparaît complètement, comme l’entrepreneur ; les fausses pistes se multiplient et ce qui avait commencé comme une étude de mœurs et de société dérape vers le vaudeville). Mais on sait depuis quelques années que la Censure avait coupé des scènes qui déséquilibrent aujourd’hui le milieu du métrage. Quoiqu’il en soit on sort de la séance en se disant que décidément, les pièces dans le dossier contre Cayatte sont un peu minces. La raison de cette haine serait, selon Bertrand Tavernier, à chercher ailleurs : "c’était un procès politique". C’est lui qui a tenu à ce que Cayatte soit redécouvert à Lyon et c’est lui qui nous explique pourquoi on a fait l’impasse sur ce cinéaste. Son avis est tranché. Très. "La presse a eu peur de ce qu’on a appelé son côté 'film à thèse'. Mais c’est un procès injuste. Son cinéma dépassait largement cela ! Il avait des personnages très fouillés, vivants, parfois mêmes atypiques. Dans Avant le déluge il met en scène un antisémite, il évoque l’homosexualité et il revient dans plusieurs de ses films sur l’Occupation avec une très grande lucidité. C’était extrêmement rare à l’époque ! Je crois que le problème était idéologique. Une certaine partie de la critique regardait avec méfiance ce cinéma 'social'. C’est la Nouvelle Vague qui l’a cloué au pilori et Doillon me rappelait il y a peu que, en dehors de Resnais et Varda, la Nouvelle Vague c’était tous des mecs de droite… Ils ont toujours détesté le cinéma social, ce cinéma qui montrait toutes les facettes de la France – la paysannerie, les bidonvilles, les marges. Eux ils préféraient tourner à Saint Germain des prés. A partir des années 60, la grande tendance du cinéma va précisément consister à éliminer la classe ouvrière du tableau. Et forcément Cayatte, ça fait tâche."
La grande force du cinéaste c’est effectivement son attention aux détails du quotidien, sa manière entomologiste de décrire un monde en faillite ou en reconstruction. Dans Le Dossier Noir, la première demi-heure est une merveille de précision et de mise en scène elliptique. En quelques plans arrachés, on comprend la domination de Bouchard sur la ville et la façon dont ce notable plus que trouble a géré la reconstruction après la Libération ; tout est en travaux. Surtout la justice. Le petit juge d’instruction débarque dans un Palais de Justice à l’abandon où il se cogne sur un bébé, seul dans son parc, surveillé de très loin par son frère. La flotte tombe dans les escaliers suintant d’un plafond décati. Et pour pouvoir téléphoner, il faut descendre dans le café d’en face. Toutes ces notations disent bien l’état de délabrement d’un pays en ruine et surtout d’une institution en faillite. Mais d’un point de vue cinéma, on trouve dans ces scènes une rapidité d’exécution, un storytelling acéré, qui contraste avec l’image qu’on avait de ce cinéaste.
On a voulu en avoir le cœur net : quelques heures plus tard, on revoyait Passage du Rhin sur les conseils de Tavernier. Cette fois-ci la claque est directe. On est à côté d’une légende du journalisme gonzo, qu’on pensait plus habitué au film noir qu’au film à papa franchouillard. Il pouffe un peu pendant le film ("‘tain, ça dure des plombes quand même" glisse-t-il en plein milieu de la projo), mais il sort comme nous, estomaqué. "C’est puissant hein ! Un peu oppressant, un peu claustro, mais y a des belles choses, très fortes". On confirme. Ce film sur un sujet complexe, est d’une liberté folle et on comprend mieux pourquoi tout le monde lui est tombé dessus. 15 ans après la libération, Cayatte suit pendant la guerre deux français aux tempéraments opposés. Le premier est un journaliste dandy et flambeur qui choisit de se battre pour défendre la liberté (l’Apollon George Rivière). L’autre est un boulanger-pâtissier mobilisé, indifférent au désordre du monde (super Aznavour). Tous les deux sont faits prisonniers et envoyés en Allemagne comme travailleurs agricoles. Elliptique, l’histoire raconte leur choix de vie opposés. L’un fait le coup de feu, s’enfuit, cherche une femme et entre dans la résistance ; l’autre reste en Allemagne et s’intègre progressivement… La modernité du film, c’est sa profonde humanité. Les collabos ne sont pas des monstres et les résistants ne sont pas tous des gentils. Surtout par delà la guerre, ce qui intéresse Cayatte c’est l’homme et son destin. Comment trouver sa v(o)ie (dans les travaux et les jours pour l’un, dans les aventures et à l’aventure pour l’autre) ? Comment assumer ses responsabilités ? Et comment concilier cela avec son désir - d’engagement ou de dégagement ? Jamais pédago ou bavard, le film est magnifiquement mis en scène. Truffaut (encore lui) assassinait Cayatte en expliquant qu’il était confiné dans son cinéma de studio, englué dans des mises en scène passéistes. Mais si ses films procurent effectivement une étrange sensation d’étouffement (le 4/3 N&B de ceux qu’on a vu ? la durée très longue de certaines séquences ?), il faut voir les magnifiques et nombreux extérieurs de ce film, son panthéisme bucolique dans certaines scènes de champs ou de forêt (on pensait même parfois à Murnau !) pour saisir à quel point Cayatte était aussi un formaliste déroutant.
(Re)découvrir ses films ici permet enfin de comprendre qu’on a sans doute longtemps fait fausse route. On l’a pris pour un peintre des institutions ou des faits divers alors que c’est surtout un cinéaste de caractères comme disaient les anglais, un artiste obsédé par ses personnages. Un cinéaste du peuple – un peu comme a pu l’être Duvivier en plus méchant. Le petit juge esseulé du Dossier Noir, la fille de notable désargenté joué par Danièle Delorme dans le même film ; le boulanger coincé dans sa vie et le journaliste damné du Passage du Rhin ; le médecin harcelé dans Œil pour œil (étrange revenge story qui glisse vers l’abstraction pure). Autant de personnages qui prennent au fur et à mesure des films une place grandissante, débordent des intrigues et explosent le soi-disant film à thèse. Cayatte était un humaniste, traumatisé par la guerre, obsédé par l’homme et par sa soif de liberté. On aurait bien suivi le dernier conseil de Tavernier (plutôt que les invectives de Truffaut) : "ses derniers films sont pas terribles, et à mon avis, c’est l’autre raison qui explique l’oubli dans lequel il est tombé. Les risques du métier c’est quand même pas fameux… Mais jusqu’à Passage du Rhin, il y a un enchaînement de films remarquables. Ne loupez pas Le Miroir à deux faces ! l’un de ses meilleurs– grâce à Bourvil, mais pas que". Mais la page est déjà tournée (les cinéphiles sur place peuvent quand même rattraper quelques Cayatte, demain, vendredi 18 octobre). Là, on file découvrir la carte blanche à Bong Joon-ho. On se rattrapera avec les DVD édités par Gaumont.
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