Alors que la 74ème édition du festival de Cannes s'achève, la rédaction a décidé de livrer son palmarès. And the Winners are...
PALME D'OR : JULIE (EN 12 CHAPITRES) DE JOACHIM TRIER
Ce film-là aura illuminé la compétition dès le début. Dérive spleenatique fragmentée en douze chapitres, Julie raconte l'errance d'une jeune femme d'aujourd'hui à la recherche de l'amour et de soi. Romanesque, fiévreux et ludique, marqué par un sens du Zeitgeist étourdissant, c'est le film le plus contemporain et le plus sensible qu'on ait vu pendant la quinzaine. Cette balade est en plus irradiée par une actrice incandescente qui ne devrait pas rester inconnu bien longtemps (Renate Reinsve).
Notre critique de Julie (en 12 chapitres)GRAND PRIX : DRIVE MY CAR DE RYUSUKE HAMAGUCHI EX-AEQUO AVEC LE GENOU D'AHED DE NADAV LAPID
Dans Drive My Car, Rysuske Hamaguchi suit l'errance de Yûsuke Kafuku (Hidetoshi Nishijima Kafuku, magnifique), un metteur en scène profondément traumatisé par le suicide de son épouse. Lorsqu'on lui demande de mettre en scène Oncle Vania de Tchekov, il accepte. Son hôtel est loin du théâtre et lors de longs trajets en voiture, il noue avec la femme qui le conduit un lien fort. Elle aussi doit vivre avec un lourd passé... D'une liberté de mise en scène étourdissante, le film d'Hamaguchi est d'une densité stupéfiante. En écoutant cet homme sans femme, hanté par de nombreux fantômes, évoquer son deuil et sa mélancolie, Hamaguchi flirte avec les bords de l'abyme. Mais la beauté du film tient aux niveaux de lecture qu'il propose : portrait d'un homme brisé, déclaration d'amour au théâtre, hymne à la littérature et réflexion sur l’amour et le deuil Drive My Car est une oeuvre vertigineuse.
Dans Le Genou d'Ahed, c'est un cinéaste qui traverse une crise existentielle. Y (comme le K de Kafka sans doute) est au milieu du désert, bloqué. Dans tous les sens du terme. Il est là pour présenter son dernier film, mais il est surtout tenu, par la fonctionnaire du coin, de ne pas aborder les sujets qui fâchent. Et notamment la politique culturelle liberticide d'Israël. Y ne l'entend pas de cette oreille et va donc échafauder un plan pour secouer le système... Satire enfiévrée contre l'Etat d'Israel, Le Genou d'Ahed est un film qui n'est jamais complaisant ni avec le public, ni avec son pays, ni avec lui-même. Douloureux, rêche, épuisant, inconfortable et déroutant.
Le Genou d'Ahed, un cri de ragePRIX DU JURY : LES INTRANQUILLES DE JOACHIM LAFOSSE
Joachim Lafosse s’attaque à la bipolarité, à travers le portrait d'un couple rongé par la maladie de Damien (Damien Bonnard exceptionnel). Sa compagne Leïla (Leïla Bekhti) tente de composer. Avec ses crises, avec les médocs, avec sa rage et sa tristesse, pour protéger leur jeune fils. Un beau film qui rappelle le talent de Lafosse pour ce genre d'histoire. Comme toujours, le belge ne juge personne et tout se passe à la lumière. Mise en scène limpide, direction d'acteurs époustouflante et humanité du regard déchirante : présenté le dernier jour, Les Intranquilles a sauvé la dernière ligne droite cannoise.
Les Intranquilles, envers et contre toutPRIX DE LA MISE EN SCENE : LA FIEVRE DE PETROV DE KIRILL SEREBRENNIKOV
Dès la première scène, le ton est donné. La Fièvre de Petrov déborde : de caméra en mouvement, de monde, de bruits, d'accessoires, de folie. En racontant la vie d'une famille frappée par la grippe, le cinéaste russe cherche à traduire l'expérience chaotique du quotidien russe. Dans un enchaînement de scènes folles, filmées en plans séquence virtuoses, il tente de rendre sensible l'absurdité, la violence, la douceur et la mélancolie d'un peuple qui ne sait plus où donner de la tête. Entre réalité crasse et cauchemar soyeux, entre Noir & Blanc enveloppant et flash bariolés, une expérience sensorielle dont on cherche encore à comprendre le sens...
Le cauchemar rouge de Kirill Serebrennikov
PRIX D'INTERPRETATION MASCULINE : SIMON REX DANS RED ROCKET
Il arrive groggy, défoncé, la queue entre les jambes. Son regard de chien battu va convaincre son ex et sa belle-mère de l'accueillir quelques jours. Mikey est une ancienne star du X qui revient dans son Texas natal et cherche un asile. Progressivement, l'animal va reprendre confiance en lui et retrouver forme humaine. Sourire ultra-blanc, regard de velours, tchatche mitraillette - impossible de lui résister. Mikey, c'est le héros de Red Rocket, mais c'est surtout Simon Rex, porn star gay des nineties, un ex de Meghan Markle et un mannequin-journaliste à ses heures perdues. Sous le regard de Sean Baker, son anatomie généreuse et sa veulerie insupportable deviennent l'incarnation de l'Amérique trumpienne ultra-libérale.
Red Rocket : l'Amérique des marges au rayon XPRIX D'INTERPRETATION FEMININE LEA SEYDOUX DANS FRANCE
Absente pour cause de positivité Covid, Léa Seydoux était partout : Simone (The French Dispatch), L’amante anglaise (Tromperie), Lizzy (L’histoire de ma femme) et surtout France dans... France de Bruno Dumont. Cette ubiquité frénétique, c’est précisément le sujet du film. L'actrice incarne une journaliste-star d’une chaîne d’info qui finit par rejeter sa propre image au point de ne plus savoir où donner de sa tête. Seydoux se lâche comme jamais : son personnage danse au milieu des bombes, tente de déstabiliser Macron... Et l'actrice de multiplier les clins d’œil au spectateur et à son réalisateur dans une performance très méta. « Rien n’est vrai, tout est permis » dit France. Qui pleure aussi, au point de voir son visage déformé de tristesse. Son meilleur rôle ? A Cannes 2021, c'est sûr. En tout cas, huit ans après La Vie d'Adèle, pour nous, elle mériterait de recevoir un nouveau trophée cannois.
"T'es la plus grande journaliste de France, France"
PRIX DU SCENARIO : UN HEROS DE ASHGAR FARHADI
Après une parenthèse européenne, Ashgar Farhadi revient en Iran. Avec un film qui renoue avec la puissance d'Une Séparation. Notamment par la mécanique implacable qu'il imagine. C'est l'histoire d'un homme emprisonné suite à une dette impayée. Pour se tirer de ce mauvais pas, une solution va se présenter à lui, mais elle risque de le précipiter dans un dilemme moral... Un héros est un récit limpide, qu'on pense au début écrit à l'encre blanche. Mais progressivement apparaissent des éléments qui vont contredire ce qu'on a vu. Dans cette chronique de l'impossibilité de la rédemption, où les mots qui vous ont sauvé peuvent se retourner contre vous l'instant d'après, le spectateur doute de tout et surtout de l'évidence. La mise en scène est parfaite, l'acteur principal exceptionnel, mais c'est le scénario, précis, retors et fabuleusement agencé, qui impressionne vraiment.
L'intensité étouffante d'Un héros
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