Cannes jour 6
ABACA / Ad Vitam

Tous les jours, le point à chaud en direct du 78e festival de Cannes.

Le film du jour : L’Agent Secret de Kleber Mendonça Filho

C’est un vortex sensoriel qui happe le spectateur dès les premières images. Recife, 1977, l’atmosphère est oppressante. Le Brésil étouffe sous la dictature militaire. La chaleur est insupportable. Une coccinelle jaune file à travers le désert et s’arrête à une station service pourrie. Scope brûlant. Un cadavre sur la route, des flics dans une voiture de patrouille s’en mêlent… on se croirait dans un Peckinpah. Le passager de la cox jaune, Marcelo (Wagner Moura), fuit vers le nord. C’est un nom d'emprunt. Un scientifique universitaire ou un dissident politique ? Les frontières s'effacent comme la sueur sur les corps. Et quand on découvre son objectif - retrouver son fils et récupérer l'unique preuve d'existence de sa mère disparue - le mystère ne fait que s’épaissir.

C’est l’un des grands plaisirs d’Agent Secret : le film progresse par saccades. Brusque. Imprévisible. Et on mettra du temps à recoller les morceaux, comme si Mendonça avançait au fil de la mémoire reconstituée de cette Histoire… Mais l’immersion dans le Brésil 70s est totale. Voitures vintage, disques vinyles, téléphones à pièces, presses d'imprimerie artisanales. La mémoire collective s'entrelace à l'intime dans ce thriller qui refuse les conventions du genre pour mieux ressusciter une époque engloutie hantant toujours le présent. Au milieu de ce kaleidoscope, opposant la conscience à l’aveuglement, la transmission à l’ignorance, le visage intègre de Wagner Moura transforme cette épopée poétique et sensorielle en manifeste politique. 

L'Agent Secret : Kleber Mendonça Filho et Wagner Moura
Ad Vitam

La star du jour : Isabelle Huppert dans La femme la plus riche du monde

Le Festival de Cannes sans L’Oréal, partenaire et mécène du raout, c’est comme une peau sans crème solaire en plein cagnard. Or un sponsor de cet acabit ça se bichonne. Et pourtant cette année, Isabelle Isabelle Huppert est Liliane Bettencourt, figure légendaire du navire cosmétique français décédée en 2017 dans le nouveau film grinçant de Thierry Klifa, La femme la plus riche du monde, présenté Hors compet’. Bettencourt est rebaptisée poliment Farrère pour les besoins d’une fiction qui assume pleinement la mention “Toutes ressemblances avec des personnes ayant existé n’est évidemment pas fortuite.” Preuve qu’au pays de celles qui le valent bien on sait aussi se regarder dans le miroir.

Et qui d’autre qu’Huppert pour jouer les souveraines avec l’assurance et le détachement de celles qui n’ont rien à prouver à personne ? Oeil qui frise, main de fer, gant de velours. La femme d’affaire la plus célèbre de France (du Monde ?) est prise ici en plein septennat Mitterrand au moment où elle rencontre un photographe-dandy (Laurent Lafitte toutes voiles dehors!) qui saura pimenter son quotidien. A mesure qu’elle couvre d’or son nouveau jouet, la famille, inquiète, resserre les rangs. Mais Huppert-Farrère fait comme elle l’entend. Elle avance en majesté, consciente de tout, dupe de rien. Elle chasse les couleuvres d’une chiquenaude. La perversité du personnage tient dans cette façon gracieuse et légère  de danser sur un volcan. Huppert et passe. 

La Femme la plus riche du Monde
Copyright Haut et Court

L’"abonné cannois" du jour : Wes Anderson pour The Phoenician Scheme

"Abonné cannois" : terme consacré désignant un cinéaste qui donne l’impression d’être sélectionné dans la compétition cannoise quoi qu’il fasse, à chaque nouveau film. Une position longtemps occupée par des gens comme Michael Haneke, Lars von Trier, les Dardenne, Ken Loach, Nanni Moretti… Depuis quelque temps, le renouvellement générationnel a opéré et l’expression (et le reproche qui la sous-tend) a peu à peu disparu des commentaires sur le festival de Cannes.

Il faut dire que cette année, particulièrement, les petits nouveaux sont venus en nombre : Ari Aster, Bi Gan, Chie Hayakawa, Oliver Hermanus, Hafsia Herzi, Oliver Laxe, Mascha Schilinski, Carla Simon… Depuis quand en a-t-on vu autant ? Du coup, c’est désormais le hier encore très frais Wes Anderson qui fait aujourd’hui figure de vieux routier, depuis qu’il vient quoi qu’il fasse, à chaque nouveau film (The Phoenician Scheme cette année, après The French Dispatch et Asteroid City).

Des films qui ont tous un peu la même saveur, et s’accompagnent du même cirque médiatique – le casting 5 étoiles qui descend d’un car spécialement affrété, une sorte de remake chic du camping-car avec lequel Lars von Trier descendait à une époque sur la Riviera depuis le Danemark. Qu’attendre du festival quand on y a un ticket d’abonnement à vie ? Une mention au palmarès, peut-être ? Ce n’est jamais arrivé à Wes Anderson. Bon… Si ça ne marche pas cette année, ce sera pour la prochaine fois. 

The Phoenician Scheme - Cannes 2025
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La leçon de musique du jour : Guillermo del Toro et Alexandre Desplat cuisinés

Après un forcing très rigolo de la directrice générale de la SACEM, Cécile Rap-Veber, qui a tenté d’influencer Thierry Frémaux sur la création d’un prix de la musique des films en compétitions à Cannes (le délégué général s’est refusé à tout commentaire), Alexandre Desplat et Guillermo del Toro ont disséqué leur longue et fructueuse collaboration et leur rapport à la musique de film. Discussion forcément passionnante où l’on a parlé de la scène d’ouverture de Birth, vu un montage avec et sans musique de la scène du cinéma de La Forme de l’eau (sans surprise : c’est mieux avec) et analysé tout ce que le Pinocchio de del Toro doit à sa partition. Mais il s’agissait surtout de comprendre le fonctionnement de Desplat, habituellement plutôt discret sur ses méthodes, qui a ici pleinement joué le jeu de l’introspection. Fan jusqu’au bout des ongles, Guillermo del Toro a parlé de son ami comme d’un auteur à part entière de ses films. Et à la fin, on a même eu droit à un petit teasing sur Frankenstein, auquel le duo met actuellement la touche finale :

L’interview du jour : Harris Dickinson pour Urchin

Le héros de Sans filtre, Palme d’Or 2022, passe pour la première fois à la réalisation avec ce portrait puissant d’un sans-abri dévoré par ses démons tentant en dépit et contre tout – et avant tout contre lui- même – de se sortir de sa condition. Un film dépourvu de tout cliché et remarquablement mis en lumière par Josée Deshaies, la chef op’ de Bonello.

"J’ai toujours aimé raconter des histoires. Gamin, j’écrivais et je réalisais des mini- films, des comédies un peu stupides dans lesquelles je jouais tout en m’occupant du son et du montage… Si bien qu’à 16 ans, je me voyais bien devenir chef opérateur. Mais faire une école coûtait trop cher. Et puis j’ai commencé à travailler comme acteur. J’ai donc dû mettre de côté désir de mise en scène et d’écriture. Mais mon école de cinéma fut les tournages que j’ai pu faire, où j’observais tout dans le moindre détail. Voir Xavier Dolan, Joanna Hogg et évidemment Ruben Östlund diriger un plateau, c’était un luxe absolu ! Mais j’ai aussi appris des moins bons (rires) car j’ai pu comprendre, là, ce qu’il ne fallait surtout pas faire. Et petit à petit, l’idée d’écrire et de réaliser a fait son chemin.

J’avais eu l’occasion de côtoyer des personnes sans-abri en faisant du bénévolat. Et en les observant et en discutant avec eux, j’ai pu voir que comme pour chacun de nous, leur plus grand ennemi c’était souvent eux- mêmes. J’ai donc eu envie de développer une histoire du point de vue d’un sans- abri et pas de l’institution qui essaie tant bien que mal de lui venir en aide. Avec le défi de ne verser ni dans le misérabilisme, ni dans la quête d’un happy end totalement hors sol. En montrant simplement un homme se battre pour s’en sortir, entouré par des gens prêts à l’aider mais rattrapé par ses démons. Mon film devait donc en permanence faire souffler le chaud et le froid pour traduire ce qui se passe dans sa tête. Mais pour cela, j’avais besoin d’un acteur qui sorte des clous dont on ne puisse jamais deviner ce qu’il va faire dans le plan qui suit. Frank Dillane a naturellement ce grain de folie dans son jeu. Il a transcendé tout ce que j’avais écrit."

Harris Dickinson
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Le rattrapage du jour : La Ola de Sebastian Lelio

On a été obligé d'aller jusqu'au Cinéum (banlieue de Cannes, 15 000 pas A/R depuis le palais des festivals, merci l’iPhone) pour voir cette comédie agressive tonitruante présentée en Cannes Première et un peu passée sous le radar. Sebastian Lelio, cinéaste des femmes marginalisées (Gloria, Une Femme Fantastique), habitué à des films austères et théoriques, change ici totalement de registre et livre une œuvre à l'énergie explosive. C’est clair dès le plan d’ouverture où sa caméra glisse entre des corps dansants avec une fluidité remarquable.

L'écran se sature de bleus magnétiques, de rouges électriques et les enceintes crachent leur basse tonitruante sur lesquelles des danseurs s’épuisent dans un mélange d’abandon et de rage libératrice… Et puis la caméra fixe Julia que l’on ne quittera plus. De simple élève timide, elle va muer en figure de proue d’un mouvement de révolte féministe qui se cabre face à l’impunité des profs et des élèves commettant des abus sexuels.

Le film brasse intelligemment tous les grandes questions qui ont agité la révolution MeToo : la délation et les fausses accusations, l’exclusion des hommes, la radicalité, et la possibilité de l’érotisme ou du désir dans ce nouveau contexte. C’est beaucoup (parfois trop), mais Lelio évite le pensum par la puissance de sa mise en scène, ses chorégraphies guerrières (oubliez Broadway, pensez danses urbaines), ses chansons brutales et la révélation Daniela Perez, magnétique. Si le film est sans doute imparfait, sa sincérité féroce, sa rage poético-théorique emportent tout et méritait ces 15000 pas. 

La Ola
Festival de Cannes

Aujourd’hui à Cannes

On se met en jambe avec les comédies Classe Moyenne à la Quinzaine et Splitsville de Michael Angelo Covino en Cannes Première, avant d’enchaîner sur Mama d'Or Sinai en séance spéciale et Nino de Pauline Loquès à la Semaine de la critique, Météors de Hubert Charuel et Claude Le Pape en Un Certain Regard. Pour le fun, ne pas louper Highest 2 Lowest de Spike Lee hors compétition. Et évidemment, les deux gros morceaux du jour : Les Aigles de la République de Tarik Saleh et Alpha de Julia Ducournau en compétition. 

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