Jane Campion est célébrée au Festival Lumière qui s'achève ce soir. Nous avions rencontré la cinéaste il y a quelques semaines pour lui parler de #Metoo, de Julia Ducournau et de son nouveau film, Power of the dog.
Depuis l'arrivée de Jane Campion, jeudi dernier, le Festival Lumière a vécu au rythme de ses films et de ses apparitions publiques. Une masterclass, la remise (très émouvante) du Prix Lumière, une conférence de presse... Jane Campion était à Lyon comme en son royaume. Elle venait aussi présenter son nouveau film, Le pouvoir du chien, un western crépusculaire adapté d’un roman de l’américain Thomas Savage. Le film se déroule dans un ranch du Montana. C'est là que vivent deux frères que tout oppose : d’un côté le discret et élégant George (Jesse Plemons), de l’autre, l’éruptif et débraillé Phil (Benedict Cumberbatch). Au milieu, il y a Rose (Kirsten Dunst), épouse du premier, qui noie sa tristesse dans l’alcool. Pas vraiment de chevauchées au milieu des plaines ici, ni de gunfight près d’un cimetière, mais des travellings soyeux qui embrassent avec majesté les montagnes et les rivières du Montana. On ne refait pas la réalisatrice de La leçon de piano, chantre d’un cinéma romantique dont le classicisme affirmé emprisonne des personnages en quête d’émancipation (sociale, physique, sexuelle...) Le pouvoir du chien ausculte ainsi la façon dont Phil, le mouton noir de la famille, réprime son homosexualité pour mieux affirmer, avec une virilité exacerbée, son rôle de meneur d’hommes. Ca faisait plus d’une décennie que l’on n’avait pas vu un long-métrage de Jane Campion. Nous avions pu lui parler il y a quelques semaines pour évoquer cette absence, la Palme d'Or de Julia Ducournau, son dernier film, mais aussi le festival Lumière qui approchait à grand pas.
Vous vous apprêtez à recevoir le Prix Lumière à Lyon, que Thierry Frémaux a coutume de présenter comme le Nobel du cinéma. Ça vous fait quel effet ?
Jane Campion : Mon Dieu vous me mettez la pression ! Je suis évidemment très honorée. Je me demande toujours en recevant une récompense, ce que j’ai fait pour mériter ça. Ce qui m’excite finalement le plus est la possibilité de montrer sur grand écran tous mes films. Je suis assez à l’aise avec mon travail passé, j’accepte leur qualité et leurs nombreux défauts, même si par nature, je ne suis pas du tout quelqu’un qui aime regarder en arrière. Un cinéaste est toujours dans l’après, dans la recherche du geste suivant... A Lyon, je serai donc une cinéphile comme les autres qui va redécouvrir l’œuvre d’une réalisatrice néo-zélandaise. Bon, à tout bien réfléchir, j’ai quand même un peu peur que des choses horribles me sautent au visage...
C’est-à-dire ?
J.C : Une séquence mièvre que j’avais oublié, un travelling inutile, un détail qui fait tache... Regarder un de ses films, c’est comme se voir sur une photo, on ne voit souvent que les défauts. L’idée c’est bien-sûr d’être émue par des moments de beauté qui ne s’étaient pas forcément révélés à la sortie du film et qui se cristallisent enfin aujourd’hui... Rêvons un peu...
Vous n’êtes plus désormais la seule femme à avoir remporté une Palme d’or... Il était temps, non ?
J.C : My darling Julia ! Je n’ai pas encore vu son film et j’ai demandé à Thierry [Frémaux] de me le montrer à Lyon et de rencontrer Julia. C’est formidable pour elle. Au-delà des qualités du travail des unes et des autres, l’important est de voir comment les choses évoluent depuis l’éclosion du mouvement MeToo. Un mouvement que j’ai personnellement vécu comme un tsunami. L’idée que plein de gens du métier : actrices, acteurs, productrices, producteurs mais aussi des journalistes, soutiennent les victimes d’agressions sexuelles, essayent de les comprendre ou de simplement les écouter, c’est immense. C’est cette reconnaissance qui permet aujourd’hui de revendiquer l’égalité hommes femmes. Un séisme a eu lieu, nous ne pouvons plus reculer...
Qu’est-ce qui a changé concrètement dans votre façon de travailler depuis quelques années ?
J.C : Difficile à dire. Il n’y a rien de conscient mais ce n’est peut-être pas un hasard si Le pouvoir du chien, est mon premier film ayant pour protagoniste un homme. Avant, j’étais obsédée par cette idée de mettre en avant des personnages féminins car ils étaient très peu visibles sur les écrans. J’ai l’impression désormais que l’on n’aura plus à se poser ce genre de question. Les femmes sont de plus en plus présentes dans l’industrie, devant et derrière les caméras aussi.
Est-ce que le sexe d’un protagoniste change votre manière d’écrire ?
J.C : Absolument pas. Dans son roman Thomas Savage propose une description aussi complexe que précise de Phil Burbank (Benedict Cumberbatch). En tant que scénariste puis cinéaste, je m’immerge dans la psyché d’un individu et le fait qu’il soit une femme ou un homme ne change heureusement rien à l’affaire. Il faut essayer de sonder ses blessures secrètes, sa grâce intérieure, essayer de comprendre la façon dont il ou elle agit et interagit avec ses semblables. En l’occurrence ici, Phil est une personne qui vit seul au milieu des autres. On pressent que quelque chose le bloque, fait barrage, que son comportement tient plus de l’autodéfense. Il n’y a rien de naturel dans sa façon d’être au monde. J’ai lu pour la première fois Le pouvoir du chien à la fin des années soixante-dix. C’est mon père qui m’avait alors conseillé de le lire, comme il l’a toujours fait dans mon enfance. A l’époque, il n’était évidemment pas question que j’en fasse un film mais cette histoire a continué de me hanter. J’espérais secrètement que quelqu’un allait s’en emparer...
Jusqu’à ce que vous le réalisiez finalement vous-même ?
J.C : Quand je me suis enfin décidé à le porter à l’écran, les droits d’adaptation appartenaient à une société de production basée à Montréal. Les producteurs pensaient déjà à un autre cinéaste. Mon agent a fait savoir que j’étais intéressée. Tout s’est joué lors du Festival de Cannes en 2019. Face aux producteurs, je me suis lancée dans une véritable explication de texte. Face à tant d’enthousiasme, ils n’ont pas pu faire autrement que de me faire signer (rires).
Comment vous êtes-vous immergée dans cette histoire ?
J.C : Ce sont souvent les lieux qui dictent ma mise en scène. Plus que les humains d’ailleurs. Je me suis rendue dans le Montana, à l’endroit où Thomas Savage vivait. Avec un ami, nous avons commencé à lire le roman en détail pour essayer d’en extraire un scénario. Il faut alors mettre de côté des pans entiers du livre. Vous vous rendez vite compte que ce que vous choisissez de garder dicte non seulement la façon dont vous voulez raconter cette histoire mais surtout ce que vous cherchez à exprimer. Je suis restée concentrée sur les émotions des personnages plus que sur leurs actes, d’où cette impression d’enfermement, de huis-clos à ciel ouvert.
C’est la première fois que vous signez un western. Est-ce un genre qui résonne en vous ?
J.C : Là où je vis en Nouvelle Zélandais, il y a également d’immenses ranchs. Depuis que je suis enfant, je monte à cheval. J’ai d’ailleurs un cheval à la maison. Je suis donc en terrain connu. Pour autant, le monde que décrit le livre n’est pas le nôtre. Il y a beaucoup de brutalité. Le Montana est une région sublime et vaste. Ces cow-boys vivaient complètement retirés du monde même si au début du XXe siècle, époque où se déroule le roman, les choses ont tendance à s’ouvrir. D’où l’aspect sauvage et brutal des protagonistes. Avant de tourner ce film, j’ai fait un rêve étrange...
Lequel ?
J.C : Je suis sur un cheval noir, que je ne connais pas du tout. Une bête plutôt nerveuse. Nous sommes sur un sentier escarpé qui monte vers le sommet d’un rocher. Tout en haut, il y a un énorme précipice. Le chemin que nous empruntons se réduit de plus en plus, derrière nous, nous ne voyons plus la route que nous venons d’emprunter. Notre seule solution est donc d’avancer vers la mort. Je ne l’ai pas interprété de façon négative mais plutôt comme un avertissement. « Jane concentre-toi sur l’essentiel ! » L’important à noter ici est que je ne connais pas ce cheval sur lequel je suis embarquée, or s’il n’y a pas de rapport de confiance entre vous et l’animal, vous n’arriverez à rien. Ce cheval noir, c’est un peu mon film. Il fallait que je m’approprie cette histoire, les personnages... Vous ne pouvez pas être extérieur au monde que vous envisagez de décrire. Vous vous immergez entièrement... C’est à la fois beau et angoissant.
Je parlais de western à l’instant pour qualifier le film. J’ai eu l’impression que vous n’étiez pas d’accord...
J.C : C’est vrai. Je parlerai plutôt de post-western. L’intrigue se situe au début du XXe siècle, les automobiles commencent à remplacer les chevaux, du moins pour circuler. On entre dans un nouveau monde et une nouvelle ère. L’idée était de jouer avec la figure mythique du cowboy pour en montrer son aspect anachronique. Dans ce ranch magnifique, il y aussi quelque chose de décadent et de spectral, la vie semble s’être peu à peu retirée. Il y a cette idée de crépuscule.
Au milieu de ce monde peuplé majoritairement d’hommes, il y a Rose (Kirsten Dunst) qui s’enfonce peu à peu dans sa propre tristesse...
J.C : ... Tristesse peut-être, mais il émane d’elle une force incroyable que ressent Phil. Leur compréhension passe d’ailleurs par la musique. Elle, joue des airs populaires au piano, qu’il reprend ensuite au banjo, comme un jeu entre eux. Mais ce dialogue reste à distance. Phil qui cache son homosexualité refuse ce rapprochement et préfère jouer les durs dans le ranch. Et voilà que survient le fils de Rose, Peter (Kodi Smit-McPhee). Phil est de plus en plus attiré par lui. Rose voit tout. Elle pressent le danger d’une telle relation. C’est un personnage en retrait mais qui a un rôle central dans l’intrigue.
La pouvoir du chien est votre retour au cinéma après une décennie d’absence. Vous n’en aviez pas un peu marre du format des séries ?
J.C : ... Un peu c’est vrai. J’avais envie de revenir à cette forme primordiale du cinéma, raconter une histoire sur un temps resserré. Ici, l’éparpillement est impossible. Je suis sur ce cheval noir qui avance tout en sachant qu’au bout, il y a la fin.
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