Wild Bunch

A l'automne 2013, Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux étaient en couverture de Première.

Dans La Vie d’Adèle – Chapitres I & 2, d’Abdellatif Kechiche, Palme d’or incontestable et incontestée à Cannes cette année, Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux s’aiment et se déchirent. Pour Première, elles reviennent, cash et trash, sur un tournage dantesque où elles étaient bien plus que complices : des alliées.

Au Festival de Cannes, on n’avait encore jamais vu ça. Un personnage qui tombe amoureux, baise, s’égare, morfle, bref, grandit devant nos yeux, avec cette impression de
captation en temps réel. On découvrait Adèle, héroïne qui a fini par voler le prénom de l’actrice qui incarne sa vie à l’écran : Adèle Exarchopoulos. Kechiche affirme qu’il l’a choisie le jour où elle a dévoré une tarte au citron devant lui dans une brasserie. Une histoire de bouche, de mâchoire. Normal, Adèle mange tout le temps dans le film, du jambon, des spaghettis, des huîtres et le corps moelleux et blanc de Léa Seydoux, l’apparition aux cheveux bleus croisée au détour d’une rue.

Pour raconter cette histoire d’amour gargantuesque entre deux filles, Adèle Exarchopoulos, 19 ans, et Léa Seydoux, 28 ans, ont mis leurs tripes et leur cul sur la table. Spielberg et son jury ne s’y sont pas trompés en récompensant ce film d’une triple Palme d’or indivisible entre son metteur en scène et ses comédiennes. Aujourd’hui, on les retrouve dans un café, hilares, copines comme cochonnes. À les entendre évoquer le tournage, on dirait deux ex-candidates de Koh-Lanta qui se remémoreraient leurs souvenirs de guerre. Avec La Vie d’Adèle, Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos ont fait bien pire que de manger tout cru des yeux de barracuda : elles ont survécu à Kechiche. Et en rigolent.

Première

PREMIÈRE : Appréhendiez-vous de travailler avec Kechiche ?
ADÈLE EXARCHOPOULOS : Non. Je ne connaissais pas son « passif », ses méthodes.
LÉA SEYDOUX : Son passif de gangsta tu veux dire ? De dealeur de zouk ? (Rire.) Moi j’étais
très contente quand mon agent m’a appelée sur le tournage des Adieux à la reine pour me
dire que Kechiche voulait me rencontrer. Avant qu’on se voie, il souhaitait que je lise la BD de Julie Maroh pour savoir si, a priori, j’étais intéressée par son adaptation. Je l’ai lue, ça m’a plu mais, en même temps, j’étais un peu effrayée car je voyais toutes ces planches avec des scènes de sexe très chaudes. Les scènes de nu m’agacent parfois, c’est un tic du cinéma français. Dans les films américains, les actrices ne se déshabillent jamais. Quand j’ai rencontré Abdel, je ne me rendais pas trop compte de ce que ça représentait de faire ce film. J’adore son cinéma mais, jusque-là, je m’étais toujours dit qu’il ne me ferait jamais tourner puisqu’il prend systématiquement de jeunes actrices émergentes, pas des petites bourgeoises comme moi ! Je dis ça sans condescendance.

A-t-il fait des essais avec vous deux pour voir s’il y avait compatibilité de corps, entre autres ?
ADÈLE : Je ne sais pas pourquoi il a fait ces essais...
LÉA : C’était pour être sûr, parce qu’il y a eu une autre comédienne avant Adèle. Quand il a décidé de changer d’actrice principale, j’ai rencontré Adèle et j’ai trouvé ça bizarre car elle ne ressemblait pas du tout au personnage de la BD. Je me souviens d’avoir même demandé à Abdel : « Mais tu es vraiment sûr que tu veux prendre cette fille ? » Eh oui, il avait eu une sorte de coup de foudre pour elle. Ensuite, il m’a montré une partie de ses essais en me disant : « Regarde ses yeux, sa sensualité. Je l’adore. » Ce qui me faisait peur aussi, c’est qu’Adèle est plus grande que moi alors que je suis censée être un peu le mec dans l’histoire. C’est pour ça que j’ai mis des talonnettes comme Sarkozy ! On s’est immédiatement très bien entendues. Adèle n’avait rien à prouver, elle se foutait que je sois plus connue qu’elle, elle était là face à moi, elle se tenait. C’était une excellente chose d’être d’emblée sur un pied d’égalité.

Adèle, vous avez dit qu’Abdel vous filmait partout hors du plateau, y compris aux toilettes. À quoi cela lui servait-il ?
ADÈLE :
Je ne sais pas. On a tourné juste une scène où je fais pipi. Il veut toujours plus,
des choses vraies, jamais de la fabrication. Il me filmait quand je dormais entre les prises, quand j’étais en train de manger pendant la pause déjeuner, et même dans le train Lille-Paris...
LÉA : Et même en train de vomir !
ADÈLE : Ah oui ! Le premier jour des prises de vues, on a tourné une scène de bouffe familiale en plein soleil. On devait s’empiffrer de merguez et boire plein de vin, alors au bout de quatre ou cinq heures, j’étais un peu faite. J’en pouvais plus de manger du couscous en plein cagnard ! J’ai prévenu Abdel : « Euh, là, je crois que je vais vomir », et il m’a répondu : « Génial ! » On est montés dans la salle de bains et il m’a dit : « Vas-y, enlève ton T-shirt, mets-toi en boxer et vomis ! » Et j’ai gerbé. Mais en fin de compte, il n’a pas gardé cette séquence dans le film parce que ce n’est pas justifié d’être aussi intrusif et il le sait.

Kechiche a fini le tournage avec 750 heures de rushes. Aviez-vous vraiment une idée de ce qu’allait donner le film une fois achevé ?
ADÈLE : Non. J’ai été étonnée de la direction qu’il a prise. Je pensais qu’il y aurait notamment plus de scènes en famille. On ne savait même pas quelle serait la fin.
LÉA : On a tourné énormément de scènes fortes qui ne sont pas dans le montage final. Adèle et moi, on était très surprises que le film soit en fin de compte moins intense que ne l’avait été le tournage. Plein de gens pensent que comme Abdel fait 700 prises par plan – bon, j’exagère un peu, mais presque –, il garde forcément les meilleures. Mais non, je ne crois pas. Au final, c’est curieux mais le film n’est pas un condensé, un best of de ce que l’on a fait. En même temps, ce que je dis est très subjectif.
ADÈLE : Après, pour nous, c’était les états dans lesquels on se plongeait qui étaient très éprouvants. Alors forcément, on était déçues de ne pas retrouver tous ces moments. Mais bon, c’est ce qu’Abdel estimait être juste.

Wild Bunch

Vous n’avez découvert le film qu’à Cannes. Quelle a été votre réaction en voyant les scènes de sexe, sincèrement ?
ADÈLE : J’ai vécu ça comme j’ai vécu le tournage de ces scènes : j’étais nerveuse, je rigolais. Je n’aime pas les regarder, je n’ai pas envie de les regarder, ça me met mal à l’aise. Si elles n’avaient duré qu’une minute, j’aurais pu supporter, mais six minutes, c’est trop.
LÉA : Moi aussi elles me gênent.


En plus, à Cannes, tout le monde tournait autour du pot pour savoir si vous aviez vraiment couché ensemble...
LÉA : On a rapidement répondu à ça.
ADÈLE : Abdel a une répartie toute conne à propos de ça : quand on meurt dans un film, on ne meurt pas dans la vie. Donc on n’a pas couché ensemble pour le film.
LÉA : Mais quand même, fallait y aller !

Vous portiez des prothèses ?
ADÈLE : Il n’y a eu aucun contact. Bien sûr, parfois, quand on était nues et qu’on devait se rouler des pelles, alors oui, nos corps se touchaient, mais...
LÉA : Mais quand même un peu, parfois, t’avais ta langue dans mes fesses ! (Rire.)
ADÈLE : Un peu, mais c’était protégé, on avait de la fausse peau au-dessus de la nôtre. On a fabriqué des moulages de nos sexes avec de faux poils. Pour les premières scènes, on devait simuler un cunnilingus et on avait plein de poils partout, y compris entre les dents. C’était drôle. Enfin, c’était quand même super bizarre de voir des moulages de sa propre chatte. C’est ta chatte à toi, mais ailleurs ! Fallait juste s’abandonner, ne pas réfléchir. De toute façon, on avait tellement hâte de terminer ces scènes qu’on donnait tout.
LÉA : On n’en pouvait plus. À la fin, je te mettais des claques sur les fesses pendant des heures et des heures... Mais d’une certaine façon, les scènes de sexe, ce n’était pas le plus difficile. C’était même presque le plus facile.
ADÈLE : Au début, c’était même rigolo. T’as l’impression d’être hors de toi. Ensuite, quand tu sais que tu vas tourner la même séquence durant une semaine, avec toute cette préparation pour qu’on te colle le postiche, c’est pénible. T’es à poil toute la journée devant six personnes, donc il y a un moment où ça frôle l’humiliation. Ça finissait par me révolter qu’on soit tout le temps l’une
sur l’autre comme ça, dans cette position... À la fin, on allait même bouffer à poil. Avec les cameramen, c’était Koh-Lanta !
LÉA : On était à poil mais on n’était plus à poil. Parfois, avec la chaleur, nos fausses
chattes se décollaient et Adèle les balançait sur l’équipe. Ou alors on se les collait sur le menton comme une barbe ou sur le front... (Rire.) C’était n’importe quoi !

Mais comment s’improvise-on lesbienne ? Comme vous dites, faut quand même y aller. Vous avez eu une « coach » ?
ADÈLE : Non, et il n’y avait pas non plus de chorégraphie. On était en total free style. D’ailleurs moi, ces scènes, je ne les trouve ni belles ni excitantes.
LÉA : Parfois, Abdel nous criait : « Plus, plus ! Je veux que tu jouisses ! » On était hébétées, il arrivait toujours un moment où on ne savait plus quoi faire.
ADÈLE : « Léa, prends les choses en main. J’y crois pas, j’y crois pas, j’y crois toujours pas ! »
LÉA : Il te disait toujours : « Adèle, t’as mis ton pilote automatique », et ça te rendait dingue !
ADÈLE : C’était injuste. Il savait que ça allait me rendre folle, il le faisait exprès pour me bousculer quand j’étais à fond. À un moment, on ne comprenait plus ce qu’il voulait, ce qui n’allait pas, ce qui manquait.
LÉA : Le jour où je lui ai dit : « Tu me bloques », il a pété les plombs.
ADÈLE : Tu te souviens quand je lui ai lâché : « Abdel, tu m’angoisses » et qu’il m’a emmenée aux urgences ?
LÉA : Tu y es restée jusqu’à 3 heures du mat’ alors qu’on commençait à 8 le lendemain !

Vous aviez fait un malaise ?
ADÈLE : Non, c’était pour me punir.
LÉA : Elle m’a appelée en pleurs et moi je lui ai dit : « Barre-toi, prends un taxi... »
ADÈLE : Mais je ne pouvais pas. Les gens de l’équipe m’avaient prévenue que si je partais, Abdel me virerait du film. J’ai fini par l’appeler et il m’a répondu qu’il n’avait pas supporté que je lui dise qu’il m’angoissait ! J’étais hystérique. Tu m’aurais vue aux urgences, entourée de malades, en train de gueuler au téléphone ! Quand j’y repense, j’ai l’impression que tout ça n’a jamais existé.

Qu’est-ce que vous faisiez le soir pour décompresser ?
LÉA : Moi un petit Lexo et elle un petit oinj ! Un soir, j’en ai pris un et je ne me suis pas
réveillée.
ADÈLE : Elle est arrivée avec cinq heures de retard sur le plateau. Tu ne répondais pas, on a dû enfoncer ta porte !

La Vie d'Adèle est un chef d'oeuvre brûlant [critique]

Beaucoup de cinéastes, comme François Ozon ou Gaspar Noé, fantasment à l’idée de réaliser un film avec des scènes de sexe non simulées. Est-ce que ça peut aussi être un fantasme d’actrice ?
LÉA : Pas du tout. Je peux faire plein de trucs devant la caméra, mais je ne dévoilerai
jamais des choses trop intimes. Moi, au cinéma, je n’ai pas envie de voir des gens déféquer ou faire réellement l’amour.
ADÈLE : Je ne voudrais pas paraître prétentieuse, mais ma vie personnelle est suffisamment excitante pour que je n’aie pas envie de l’exhiber au cinéma.

Le film a fait l’unanimité à Cannes. Vous vous attendiez à ça ?
ADÈLE : Non. Je pensais que le film allait déranger. Bon, il y a quand même eu Christine Boutin qui a dit qu’il ne fallait pas remettre une Palme aux gays, et d’autres propos auxquels on ne portera aucun intérêt...
LÉA : C’était bizarre cette unanimité. J’ai même reçu un sms de Martine Aubry qui nous félicitait ! On en a bavé, mais ça valait la peine.

Et Spielberg, qu’est-ce qu’il vous a dit ?
ADÈLE : Qu’il tenait à ce que ses enfants voient le film, que c’était l’une des plus belles histoires d’amour qu’il ait jamais vues et que désormais il ne pourrait plus se passer des gros plans alors qu’il n’aimait pas ça avant.

Et les autres membres du jury ?
ADÈLE :
Christoph Waltz, que j’adore, m’a dit : « Appelle-moi si tu as besoin de
conseils, je suis intraitable dans le travail ! »
Du coup, quand on passe des castings avec mon mec, on se dit : « Tiens, si on appelait Christoph Waltz ? »

Vous comprenez la polémique sur la « méthode Kechiche » dénoncée par les techniciens pendant le Festival de Cannes ?
LÉA :
Oui. T’imagines, à la projection officielle à Cannes, dans la grande salle, il n’y avait pas de générique. Aucun membre de l’équipe n’était crédité ! Ils ont taffé six mois sur un film et il n’y a aucune trace de leur boulot.
ADÈLE : Je comprends, mais je ne veux pas être un porte-parole. Et je comprendrais encore mieux si cette dénonciation était venue de techniciens qui ont quitté le tournage en cours de route. Or ceux qui se sont exprimés sont restés jusqu’au bout. Pour Léa et moi, c’est différent. On raconte des trucs qui nous ont perturbées, on dit aux gens que c’était dur parce que c’est évident, mais maintenant on en rigole. Le pire, c’est que certains jours, Abdel était un ange. C’est une bonne personne. C’est sa complexité qui est effrayante, intimidante, dure à cerner et à accepter. Il est le premier à avoir souffert sur ce film. On n’en parle jamais, mais il a fait beaucoup de sacrifices pour La Vie d’Adèle et, quelque part, il attend des autres qu’ils lui rendent la pareille. C’était juste un tournage hors du commun, hors du temps. On a passé cinq mois à Lille, avec des membres de l’équipe qui partaient, des nouveaux qui arrivaient, des gens qui venaient nous chercher en voiture le matin en larmes parce qu’ils subissaient trop de pression. Et puis tout se faisait au jour le jour. Rien que l’organisation, on en souffrait.
LÉA : Il n’y avait pas de plan de travail, pas de feuilles de service, on ne savait pas quand on tournait. Et à la fin, on bossait sept jours sur sept. Mais on ne veut pas non plus se victimiser. C’était un choix, on voulait toutes les deux faire ce long métrage et on était conscientes que ce tournage ne pourrait donner qu’un grand film.

Vous n’avez pas peur que tous les tournages vous semblent fades désormais ? Tout va ressembler à des vacances après Kechiche, non ?
ADÈLE :
Non, je ne crois pas. J’ai tellement hâte de tourner à nouveau.
LÉA : Pour moi, ce qui est bien, c’est que j’ai enchaîné tout de suite après avec Grand Central (de Rebecca Zlotowski), The Grand Budapest Hotel (de Wes Anderson) et La Belle et la Bête (de Christophe Gans).
ADÈLE : Moi, je suis partie en Thaïlande ! Je me souviens quand tu m’appelais pendant
le tournage du film de Rebecca et que tu me disais : « C’est trop cool, tu te rends compte, j’arrive à pleurer et on bouffe à l’heure. C’est de la folie ! »
LÉA : Et toi tu me disais : « Oh là là, trop relou. J’ai pas de boulot et j’ai trop envie de bosser ! »
ADÈLE : Tout le monde m’a dit sans arrêt : « Tu vas voir, ta vie va changer » mais, pour l’instant, rien n’a bougé !
LÉA : T’inquiète, attends la sortie du film et on en reparle !


Léa Seydoux : "Ce que vous voyez dans La Vie d'Adèle, on l'a vraiment fait"