Le conte de la princesse Kaguya doit beaucoup à cette oeuvre d'Isao Takahata.
Parmi les nouveautés de Netflix, on retrouve comme promis une poignée de films d'animation du studio Ghibli (la liste complète est ici). Parmi eux, deux oeuvres d'Isao Takahata, disparu en avril dernier : Mes Voisins les Yamada, sorti en 1999 en France, et Le conte de la princesse Kaguya, sur les écrans en juin 2014. A l'époque, le cinéaste avait été honoré par le festival d'animation d'Annecy. Flashback.
Le conte de la princesse Kaguya est sans doute le chef d'oeuvre d'Isao Takahata, rival et ami de Hayao Miyazaki avec lequel il a fondé il y a plus de 30 ans le studio Ghibli. Un film délicat comme une estampe japonaise ; une épopée tendre et colorée, furieuse et tranchante. Mais surtout, un film qui revient de loin. Comme il nous le confiait en interview, Takahata pense à l’adaptation de ce conte du IXème siècle depuis des années. Presque 50 ans. Mais quand on lui demande si cette obsession a contaminé ses autres films, la réponse est claire : "50 ans se sont écoulés entre ma première tentative et le moment où j’ai réussi à faire ce film. Et ces 50 ans m’ont permis, je crois, de le réaliser comme il fallait. Ceci dit je ne pense pas que ce film ait eu une incidence sur mes autres longs métrages". Pas de recyclage donc, pas d’influence explicite, même si sa filmo est constamment parcourue par des thèmes qui irriguent tout Kaguya (la recherche du réalisme et les élans documentaires, l’intrusion du merveilleux, la vie de famille dans tous ses états). Rien de plus, assure le maître dans un sourire mystérieux. On serait tenté de le croire puisque sa filmo s’est toujours construite sur l’art du contre-pied. Au niveau des genres comme sur le plan esthétique. Dans son CV, le mélo historique (Le Tombeau des lucioles) croise le conte écolo fantastique (Pompoko) ; l’adaptation de comics strips (Mes Voisins les Yamada) voisine le conte inspiré des rouleaux du XIIème siècle. A chacun de ses films, Takahata qui ne dessine pas commande à ses animateurs un design différent adapté à son sujet...
Isao Takahata : "Je m'accroche plus au réel que Miyazaki"L’immédiateté du trait
Pourtant, il suffit de revoir le début de Mes Voisins les Yamadas pour constater à quel point cette adaptation d’un strip japonais entretient des rapports étroits avec son dernier chef d’oeuvre. D’abord sur le plan esthétique. Film méconnu en France, Mes Voisins les Yamada raconte le quotidien d’une famille de siphonnés et les démêlés du papa, un cadre surmené, avec sa petite famille. Organisées selon le principe de la chronique, souvent légères, parfois contemplatives, ponctuées de citations de Bashô et d'autres maîtres du haïku, les saynètes frappent par leur ton elliptique joliment teinté de poésie aquarellée et par un dessin atypique. En totale rupture avec le souci du détail qui caractérise l’animation japonaise (et ses précédents longs-métrages), Mes Voisins les Yamada adoptait 15 ans avant l’approche crayonnée et les décors dépouillés qui vont caractériser Le Conte de la princesse Kaguya. Dans les deux cas, ce graphisme naïf, proche du croquis, donne du rythme, laisse une place immense à l’imagination du spectateur (invité à « finir » les dessins) et impulse une vitalité inouie ; « l’immédiateté du trait » appuie l’impression de vie et de relief des scènes croquées.Sommet de ces choix radicaux ? La voiture des Yamada qui (s’en)fonce à vive allure dans la nuit pour récupérer la gamine perdue fait écho à la plus belle séquence de Kaguya, qui montre la princesse courir sous le clair de lune. Electrochoc visuel fait de vitesse, de fureur et d’urgence qui contraste avec le reste du dessin animé - la poésie virgilienne ou le "comique" strip.
La naissance dans les bambous
Mais ce dessin trompe-l’œil, comme tracé d’un seul trait génial et inspiré, n’est pas le seul point commun entre les deux films. Au début de Mes Voisins les Yamada, dans un sketch qui anticipe un peu le prologue de Là-Haut, Takahata fait défiler la vie des époux dans une série de vignettes hilarantes et très émouvantes. Le mariage devient traversée d’un océan semée d’embuches. A bord d’une coquille de noix, mari et femme affrontent des vagues, une tempête, puis le bateau s’échoue, se transforme en tank avant de reprendre sa route et filer à travers les champs rieurs ou les forêts inquiétantes. Une voix off explique alors que sans enfants, pas de famille. Dans deux scènes symboliques, puisant aux sources de la culture japonaise, les époux récupèrent alors leurs progénitures. Après avoir attrapé une pêche géante dans une rivière dont sortira leur fils aîné (comme dans le conte de Monotaro), papa Yamada s’enfonce dans une forêt de bambous, coupe un tronc et découvre sa fille emmaillotée comme une princesse. Littéralement reprise du conte traditionnel de Kaguya, cette scène annonce image par image, au découpage près, les premières minutes du Conte de la princesse Kaguya.
Le laboratoire de Kaguya
C’est d’abord la preuve que le conte de Kaguya irrigue toute la filmo de Takahata. Mais c’est surtout l’occasion de redécouvrir les Yamada. Ce qu’on a souvent pris pour une gentille chronique douce et colorée était pour Takahata un véritable laboratoire. Entre ses dérapages graphiques stupéfiants (la voiture qui s’éloigne dans la nuit ou bien, à la fin du film, le règlement de compte entre le pater familias et des voyous qui font du grabuge dans la rue) et ses délires narratifs (dont les citations de haïkus ne sont qu’une infime partie), Yamada fut un lieu d’invention formelle où le cinéaste a tout essayé. Changement d’échelles, changement de style, télescopage narratif, suspension poétique… Qu'il mette en scène la naissance de la princesse des bambous dans Les Yamada montre que ce film était sans doute déjà conçu comme un brouillon de ce qui allait devenir Kaguya, sommet et synthèse artistique de Takahata. Les Yamada se révèle aujourd'hui comme une étape nécessaire (technique, graphique et philosophique) pour que le cinéaste puisse enfin parvenir à exprimer pleinement des sentiments, des physiologies et des expressions avec une profondeur si stupéfiante qu’elle en devient inexplicable. L’antichambre d’un chef d’œuvre.
Gaël Golhen
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