JFK d'Oliver Stone
Herald Press/Warner Bros.

Le président américain est mort il y a tout juste 60 ans. Ce vendredi, France 5 rediffusera le film d'Oliver Stone (en version longue) et son docu sous titré "L'Enquête" est disponible en blu-ray. Autant de raisons de faire le point sur JFK, 30 ans après son triomphe au cinéma.

Cet article a initialement été publié dans le Première n°539 (avril 2023 avec François Civil en couverture), à l'occasion de la sortie d'un coffret blu-ray réunissant le director's cut de JFK et le documentaire JFK : L'Enquête.

Trente ans après, le film d’Oliver Stone reste un objet toujours fascinant, bouffé par ses contradictions – un film de star et un film d’auteur, une œuvre complotiste et une réflexion sur le complot – et ses paradoxes.
Par Romain Thoral.


L’affaire enfin déclassifiée

Trente-et-un ans plus tard, difficile de croire que cet énorme film-dossier de plus de trois heures, débordant de personnages secondaires, d’ellipses-mystères, de références historiques et de droit constitutionnel américain ait pu devenir l’un des plus grands hits cinés de 1992, dépassant par exemple allègrement les 2,5 millions de spectateurs chez nous. Un exploit qui oblige à se remettre dans le contexte d’une époque, certes fugace, où Oliver Stone transformait chacun de ses films en pur show médiatique, dépassant le simple cadre du cinéma.

Le réalisateur de Platoon était devenu en ces temps un peu plus qu’un pamphlétaire de l’Amérique yuppie : quasiment une rock star, un symbole générationnel, le génie de Hollywood revenu brisé du Vietnam. Une aura, et un talent, précisons-le tout de même, qui vont lui permettre de collectionner les hits, les stars, les nominations aux Oscars et les unes de magazines jusqu’à, au moins, Tueurs nés (1994), voire Nixon (1995). De fait, bâti sur l’un des événements historiques ayant alimenté l’un des plus grands nombres de thèses complotistes, JFK ne pouvait être qu’un événement cinéma monstrueux de cette année 1992, et ceci d’autant plus qu’il était porté par l’une des grandes stars du moment, Kevin Costner.

À l’image de Stone, la popularité de l’acteur aura été intense mais rapide (en gros 1987-95, et basta) à tel point que son nom ne signifie plus grand-chose pour les jeunes cinéphiles d’aujourd’hui. Porté par deux noms sympathiquement désuets, JFK devrait donc se regarder comme un pur artefact, un vestige situé dans un autre espace-temps. Quand on le redécouvre dans sa copieuse édition Blu-ray qui vient de sortir en France, c’est pourtant tout le contraire qui se produit. C’est un film sur notre époque racontée par le double prisme des 60s et des 90s. Un tour de force visuel et théorique éblouissant et le testament de superstar de Costner. Un objet-monstre, protéiforme et éreintant qu’il fallait à tout prix autopsier avant de le remiser aux archives.

JFK d'Oliver Stone
Warner Bros.

C'est le film de complotisme ultime...

JFK s’inscrit dans un genre qui est probablement l’un des pires de l’histoire du cinéma, et dans lequel Stone a beaucoup œuvré : le film à thèse. L’idée ici serait de prouver aux yeux du monde que Kennedy a été assassiné par plusieurs tireurs, savamment disposés autour de Dealey Plaza à Dallas, le 22 novembre 1963, et en aucun cas du seul fait d’un déséquilibré, Lee Harvey Oswald, comme l’a conclu quelque temps plus tard la Commission Warren.

C’est la raison d’être du projet. Mettre à nu le grand complot organisé, selon Stone, par le fameux complexe « militaro-industriel ». Ceci dans le but de se débarrasser d’un président qui allait très probablement retirer les troupes US du Vietnam. Le film ne laisse aucune place à l’ambiguïté et c’est probablement l’époque qui veut ça : un an plus tard, X-Files deviendra la série préférée du monde entier. Et puisqu’il est génialement raconté, captivant, drapé dans les plus belles étoffes du cinéma hollywoodien d’alors, la séduction propre au complotisme y opère à plein régime. Elle culminera dans une scène anthologique, où Donald Sutherland, grimé en Gorge profonde, nous révélera dans les allées du Lincoln Memorial que les États-Unis étaient au cœur du moindre coup d’État depuis (au moins) la fin de la guerre. C’est à la fois grisant et un peu grotesque, génialement romanesque et un peu flippant.

Dans un monde, celui de 1992, sans 11 Septembre, Qanon, Covid et réseaux sociaux, c’était plus inconséquent. Le genre de question qui pouvait se régler dans une émission de débat animée par Christophe Dechavanne. En 2023, JFK nous dépose face à des problématiques qui poussent à une lente introspection : pourquoi a-t-on envie à ce point d’y croire ? Comment ces mécaniques nous rongent-elles le cerveau ? Avec quelle hauteur de vue les observer et s’en préserver ? Damned : le film à thèse Panzer aurait-il gagné en complexité et en génie dialectique au fil des années ?

JFK d'Oliver Stone
Warner Bros.

... Mais c'est aussi un chef-d'oeuvre démocrate 

JFK se présente d’abord comme une (contre-)enquête. En l’occurrence celle qui fut menée par Jim Garrison, procureur de La Nouvelle-Orléans au moment de l’assassinat, et qui n’a jamais cru en la thèse du « loup solitaire ». Une investigation lente et minutieuse qui déboucha, six ans après les faits, sur un procès : celui d’un certain Clay Shaw, homme d’affaires richissime (campé dans le film par un Tommy Lee Jones aux mâchoires serrées) et qui selon le procureur était au cœur du complot ayant visé Kennedy.

C’est le récit de cette affaire judiciaire que raconte toute la deuxième partie du film, enfermée entre les quatre murs d’un tribunal studieux. Stone se met alors à investir un genre clé du cinéma américain, et tandis que Garrison plaide contre
Shaw et pour la vérité, ce sont les fantômes de Douze Hommes en colère et Du silence et des ombres qui sont convoqués à la barre. Dans un geste qui tient à la fois du péché d’orgueil et de la pure sidération, JFK regarde droit dans les yeux de ces deux chefs-d’œuvre, qui sont aussi et avant tout des symboles de la noblesse de la démocratie américaine. Jusqu’à l’énoncé du verdict, et un plan bouleversant de Garrison qui quitte le tribunal seul avec sa famille, jamais le film de Stone ne baissera le regard.

Kevin Costner nous parle de Bodyguard, Danse avec les loups, JFK...

C'est probablement le plus beau rôle de Kevin Costner...

C’est bien joli de convoquer Sidney Lumet et Robert Mulligan, mais encore faut-il avoir sous la main, et devant sa caméra, un Henry Fonda ou un Gregory Peck. Coup de bol : Kevin Costner est l’héritier direct de ces grands héros de l’Amérique de gauche, et il est aussi à cet instant-là la plus grande star du monde – le genre de type capable de transformer un film-dossier de trois plombes en hit international. Il sort de Danse avec les loups et Robin des bois et s’apprête à enchaîner avec Bodyguard et Un monde parfait.

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Alors qu’Oliver Stone rêvait d’abord d’un type un peu borderline comme Mel Gibson ou d’un quinqua ronchon et sarcastique comme Harrison Ford, il va se retrouver avec le prototype du démocrate bon teint qui se caractérise avant tout par sa probité et son absence totale d’humour et de sourire en coin.

Empêché par « le système » et entouré d’adjoints bien plus hauts en couleur que lui, Jim Garrison fait inévitablement penser à un Eliot Ness progressiste. Et puisque Les Incorruptibles marquait l’acte de naissance de la star Costner en 1987, il n’est pas interdit de voir en JFK un petit traité sur cet acteur unique en son genre, profondément allergique à la performance, génialement mollasson, héros à la fois terne et irrésistible dont le charme discret et la grandeur d’âme passent essentiellement par la voix. Elle sera d’ailleurs au cœur de toute la partie « tribunal » du film, sorte de one-man-show saisissant où le corps de la star en fera le moins possible (Garrison reste avant tout un bureaucrate binoclard) pour laisser la place à un débit mitraillette, traduisant l’assise intellectuelle de son personnage, et un timbre qui fait le yoyo entre les octaves. Il passe en une intonation de l’investigateur minutieux au tribun qui fait se lever les foules et applaudir le spectateur. Et c’est toujours ébouriffant.

Oliver Stone présente JFK L'enquête à Cannes (2021)
Abaca

Oliver Stone présentant JFK : L'Enquête au festival de Cannes 2021.

... Et le sommet théorique d'Oliver Stone 

C’est au moment de JFK que le cinéaste de Platoon va inaugurer son fameux style protéiforme (couleur, noir et blanc, Super 8, 35 mm, Scope et 1.85, tous passés dans un shaker). Il culminera au moment du stroboscopique Tueurs nés, avant de finir par égarer tout le monde, Stone le premier, avec U-Turn. Une révolution stylistique qui a eu le malheur d’effacer un peu tout ce qu’il y a eu avant (Platoon ou Wall Street apparaissent désormais d’un classicisme un peu fadasse, comme s’ils étaient signés d’un autre). Elle a néanmoins permis d’installer illico le chef op Robert Richardson comme l’un des plus grands techniciens de Hollywood (il recevra un Oscar pour JFK, partira faire le Casino de Scorsese, et deviendra ensuite l’arme fatale de Tarantino).

Il faut préciser que cette révolution stylistique était aussi une nécessité narrative. Il s’agissait ici, afin d’illustrer l’enquête (à charge) de Garrison, de mêler des images d’archives à de la reconstitution et ceci sans qu’on ne voie jamais les coutures. Un procédé affreusement malhonnête (mais terriblement efficace) qui obligeait donc Stone et Richardson à triturer différentes matières et colorimétries pour mieux incorporer le chiqué dans le réel. Cela a été fait avec un tel niveau d’inspiration et de compétence technique qu’à de brefs moments on ne sait même plus si l’on regarde Lee Harvey Oswald ou Gary Oldman qui interprète Lee Harvey Oswald.

Le procédé a d’autant plus de sens qu’il intervient dans un récit où il s’agit de décrypter longuement une simple bobine Super 8 (en l’occurrence le petit film du quidam Zapruder capturant par hasard la mise à mort de Kennedy) pour essayer d’en faire jaillir une vérité historique. Sans même savoir que quelques mois plus tard, Tom Hanks parviendrait à serrer la pogne de Kennedy grâce aux avancées des effets numériques, Stone racontait une époque, la sienne, la nôtre, où les images ne seraient plus jamais des preuves ni même de simples témoignages. La vérité devenait toute relative, et l’Histoire, un vaste complot.

JFK - Oliver Stone : "L’Amérique est étouffée par ses mensonges"