Il ne ressemble pas au précédent
En 2004, dans Birth, Nicole Kidman jouait une veuve persuadée que son défunt mari s'était réincarné dans le corps d'un enfant. Aujourd'hui, Under the Skin raconte l'odyssée d'un alien arpentant la Terre interprété par Scarlett Johansson. S'il est facile d'établir un lien entre ces deux films qui s'interrogent sur l'existence de l'âme au-delà d'enveloppes corporelles mutantes, leurs styles visuels opposés contribuent à brouiller les pistes : pas grand-chose en commun entre le New York feutré et « shyamalanesque » de Birth et l'Écosse glauque et postindustrielle d'Under the Skin. Et quel rapport avec Sexy Beast, polar anglais flashy sorti en 2001, faisant l'objet d'un culte durable en Grande-Bretagne et dans lequel des gangsters rougeauds étaient terrorisés par Ben Kingsley dans une hacienda espagnole ?
« Aucun, tranche Glazer en souriant. Ce n'est pas le même homme qui a fait Sexy Beast et Under the Skin. À l'époque du premier, je venais du clip et de la pub et n'avais jamais eu l'opportunité de travailler avec des acteurs. Comme j'adorais le script (écrit par Louis Mellis et David Scinto), j'ai foncé. Ce tournage a été mon école de cinéma. Le film est devenu très populaire mais ce succès est surtout celui des scénaristes et des comédiens. Après ça, j'ai compris que je ne voulais plus faire que des choses personnelles, des oeuvres issues de moi seul. Ces films, ce sont Birth et Under the Skin. »
Pour autant, Glazer ne renie rien, et il y a de toute façon une logique derrière tout ça. La preuve : Sexy Beast aurait fait un très bon titre pour Under the Skin.
Une star y risque tout
Les (rares) spectateurs qui ont vu Birth savent que Nicole Kidman y livrait l'une de ses performances les plus impressionnantes, sans doute le point d'orgue de sa carrière, juste avant l'échec d'Australia (2008) et les errements des années Botox. La preuve de l'engagement de l'actrice était cette scène sensuelle et dérangeante dans une baignoire avec son « amant » de 10 ans qui fit grincer des dents les puritains américains. Voilà comment Glazer aime les stars : à nu, en danger, prêtes à affronter les huées de la foule. Parce qu'il a appris à sublimer les idoles durant ses années clips ? Parce que c'est un cinéaste cinéphile un peu pervers qui aime sadiser les monstres sacrés ? Pas tout à fait. D'ailleurs, pour Under the Skin, il n'avait à l'origine aucune envie de travailler avec Scarlett Johansson. « L'idée d'engager une star me paraissait contradictoire avec le projet, explique-t-il. Quand on cherche un comédien pour incarner un extraterrestre, la dernière chose dont on a besoin, c'est d'un visage familier. Mais la réalité économique du cinéma m'a fait prendre conscience qu'il me fallait quelqu'un de connu pour boucler le financement. Peu à peu, l'envie de déguiser Scarlett, de la faire évoluer dans le monde réel, d'enregistrer ses rencontres avec des inconnus au moyen de caméras cachées, toutes ces idées sont nées de la 'contrainte' d'avoir à engager une star. » Et Under the Skin de devenir, comme Birth avant lui, un film "sur" autant qu'"avec" son actrice principale. « Scarlett est souvent chosifiée par ceux qui la filment. J'avais envie de jouer avec ça et elle aussi. »
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L'ombre de Kubrick plane
Si vous ne voulez pas irriter Jonathan Glazer, ne lui parlez pas de L'Homme qui venait d'ailleurs (1976), la fable SF de Nicolas Roeg avec David Bowie, qui entretient d'évidentes correspondances avec Under the Skin, ne serait-ce que le choix de caster une superstar dans le rôle d'un extraterrestre. « J'aime le film de Roeg, j'adore Bowie, mais je ne fais pas dans le cinéma référentiel, précise le réalisateur. Under the Skin se devait d'être une expérience unique, un film à part. Pendant l'écriture, dès qu'un élément du script me faisait penser à quelque chose de préexistant, je le rejetais. La seule référence que je revendique, c'est au tout début avec l'alignement des planètes, le vaisseau, le gros plan sur l'oeil... C'est une invitation au voyage qui vient tout droit de 2001 : L'Odyssée de l'espace. »
Ce ne sera d'ailleurs pas vraiment une surprise pour ceux qui se souviennent de son clip pour The Universal, en 1995, dans lequel les membres de Blur étaient sapés comme les Droogies d'Orange mécanique. Et si on se souvient des clins d'oeil à Shining, Eyes Wide Shut et Barry Lyndon qui émaillent Birth, on comprend que la grammaire « glazerienne » doit beaucoup, sinon tout, à Stanley Kubrick. C'est son totem, son monolithe, son... fardeau ? « Pour un apprenti réalisateur, Kubrick, c'est comme Jimi Hendrix pour les guitaristes en herbe. Tu commences la guitare, tu veux naturellement avoir le même son que lui, puis le temps passe, tu te perfectionnes, tu développes un style plus personnel, et tu n'as plus du tout envie qu'on te compare à Hendrix. C'est pareil pour moi avec Kubrick. La différence, c'est que la nature de mon travail veut que j'aie fait mes gammes en public plutôt qu'enfermé dans ma chambre. Aujourd'hui, j'ai le sentiment d'avoir grandi en tant que cinéaste et je recherche désormais une voie qui n'appartiendrait qu'à moi. »
Christopher Nolan : "Ce serait fou de me comparer à Kubrick !"
Ce n'est pas que du cinéma
Si Glazer ne se reconnaît qu'un seul maître, impossible de ne pas le voir comme l'un des membres d'une lignée de réalisateurs qui irait de Lynch à Cronenberg, en passant par Gaspar Noé et Matthew Barney. Soit des cinéastes plasticiens cherchant à réconcilier l'expérimental et le grand public, et qui tentent de remodeler la matière filmique en lorgnant vers l'art contemporain. Dès ses premières minutes (un générique aveuglant au bord d'une piscine écrasée par le soleil), Sexy Beast tentait ainsi un grand écart entre David Hockney et David LaChapelle. Under the Skin, lui, se place clairement dans l'orbite de Francis Bacon dans son choix saisissant de scruter des chairs humaines torturées, difformes et finalement bouleversantes. Glazer agrège dans ce film des registres visuels très disparates, de la crudité quasi documentaire avec laquelle il capture des paysages périurbains désolés à la sophistication de ses compositions plastiques, comme cet étrange liquide noirâtre dans lequel disparaissent les « proies » de Scarlett Johansson.
« Cette image-là a jailli dans mon cerveau en un éclair, raconte Glazer, mais il m'a fallu des années de réflexion pour que cet éclair survienne. » C'est du cinéma qui déborde et va au-delà du cinéma, au point qu'une partie de la critique l'a rejeté en entonnant un refrain « poujado » bien connu qui voudrait qu'Under the Skin ait surtout sa place dans une galerie d'art. Jonathan ? « Tant mieux, j'aime bien les galeries d'art... Si elles sont bien équipées, ça peut être un endroit merveilleux pour découvrir un film. » Une manière de dire que les salles de cinéma sont aussi un endroit merveilleux pour découvrir ses oeuvres d'art à lui.
Sexy Beast, Birth et Under the Skin sont des oeuvres très particulières. Et c'est son créateur qui en parle le mieux !
Sexy Beast, Birth, Under the Skin. Auteur de trois films en quatorze ans, l’Anglais Jonathan Glazer, pubard de génie et ex-clippeur pour Radiohead ou Massive Attack, est à la tête de l’une des filmos les plus insaisissables de ce début de siècle. En 2014, au moment de sortir son film d'extra-terrestre avec Scarlett Johansson, l’intéressé nous aidait à mettre de l’ordre dans tout ça. Nous republions ses propos à l'occasion de la diffusion de Birth, ce soir sur Arte : la chaîne poursuit son cycle consacré à Nicole Kidman, après Lion, Les Autres ou L'interprète.
Propos recueillis par Frédéric Foubert
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