Directrice de la distribution chez Haut et Court, Laurence Petit revient sur le miracle Toni Erdmann, film acquis au nez et à la barbe de la concurrence.
A l'occasion de la première diffusion en clair de Toni Erdmann, à 21h sur Arte, nous republions cette interview effectuée le 18 août 2016, au moment de la sortie de cette comédie allemande qui avait fait sensation au festival de Cannes, et qui est en cours de remake à Hollywood.
Société de production et de distribution fondée en 1992, Haut et Court a notamment accompagné Laurent Cantet, Bertrand Bonello, Robin Campillo ou Yorgos Lanthimos, contribué à faire découvrir en France Tsai Ming-Liang, Paul Greengrass et Jason Reitman et remporté une Palme d’Or (Entre les murs, 2008). Acteur majeur du cinéma indépendant français, Haut et Court a fait parler de lui à Cannes en achetant Toni Erdmann, comédie allemande de 2h42 dont personne, ou presque, ne voulait. Retour sur cette success-story avec Laurence Petit, qui, au passage, nous explique les mécanismes subtils de la distribution.
Et Maren Ade créa Toni Erdmann
Dans quelles conditions avez-vous acquis Toni Erdmann ?
Il faut d’abord savoir que, dans notre métier, on acquiert les films sur scénario. C’est un travail qui s’effectue très en amont auprès des vendeurs internationaux avec lesquels, au fil des années, on tisse des liens plus ou moins étroits en fonction d’une ligne éditoriale clairement définie et identifiée. Dans le cas de Toni Erdmann, c’est différent. La notoriété du film n’était pas forte : personne en France, à ma connaissance, n’avait lu le scénario. Il se trouve que nous voulions travailler depuis longtemps avec Match Factory, le vendeur allemand. L’envie était là, mais on ne s’était jamais rencontrés sur un projet. Nous avons donc fait partie des quatre ou cinq distributeurs français auxquels Match Factory a envoyé un Blu-ray du film le lendemain (le 15 avril) de la conférence de presse du Festival de Cannes, annonçant la sélection officielle. Avec deux collaborateurs, j’ai donc découvert Toni Erdmann en fin de journée, forcément un peu fatiguée, sur un ordinateur. Les émotions que nous avons tous ressenties étaient telles qu’il ne faisait pas de doute dans nos têtes que le film était pour nous.
Était-ce plus « spécial » que d’habitude ?
Chaque visionnement est unique. Je pourrais vous raconter mille histoires sur les 250 films qu’on a distribués, mais, il y a rarement eu, c’est vrai, une telle unanimité. La dernière fois, c’était pour Entre les murs, film qu’on avait cependant accompagné de bout en bout -on le produisait aussi. Une rencontre avec une œuvre est une histoire d’amour de toute façon. Il se passe quelque chose d’organique, plus qu’intellectuel.
Donc, après le coup de cœur, le coup de fil ?
Nous étions assez sonnés. J’appelle alors Carole (Scotta, productrice), en déplacement au Luxembourg, qui par le plus grand des hasards a en face d’elle, Michael Weber, le patron de Match Factory. Étrange, non ? C’est le soir, je lui dis que le film ne doit pas nous échapper. Elle commence à négocier en direct avec Michael. 24 heures plus tard, ou un peu plus, on obtient le film.
Quel est le montant d’acquisition ?
Je ne sais pas si je peux vous le dire… C’est un montant important pour un film d’auteur mais on a tous les droits France dessus : salles, télé, vod, dvd.
Comment avez-vous vécu le Festival de Cannes ?
Nous ne nous attendions pas à ce que notre ressenti sur le film soit partagé à ce point. Quand Chloé Lorenzi, notre attachée de presse, nous a dit que, lors de la projection presse, la salle avait super bien réagi, on a été évidemment très rassurés et confortés. Même chose le lendemain lors de la projection officielle. Avec Carole, nous regardions les gens vivre le même truc fort que nous. Toni Erdmann remet le cinéma au cœur de la salle et du collectif, c’est assez rare.
Est-ce à partir de là que la stratégie de sortie se peaufine ?
La date de sortie avait été établie très vite en amont, dans la foulée de l’obtention des droits. Nous la voulions proche de Cannes, parce qu’on pressentait que le film ferait parler de lui. Mai ou juin étaient trop tôt : on n’avait pas le temps de travailler le film auprès des exploitants. Au bout du compte, le 17 août rappelle un peu la date de sortie des Combattants qui nous avait plutôt souri.
Comment vivez-vous l’absence de Toni Erdmann au palmarès ?
Etrangement, et en deux temps. Le film étant sorti le premier samedi, on vit ce Cannes très joyeusement, très sereinement. Tout le monde nous dit qu’on aura quelque chose. On se laisse porter par ça et on commence à se dire qu’on sera au palmarès. On envisage le prix d’interprétation pour Sandra, puis un prix pour le scénario, la mise en scène… La Palme d’Or, on n’y croyait pas trop. On avait le sentiment que le Jury pourrait tiquer sur le caractère plus émotionnel que purement cinématographique du film. Puis, arrive le dernier dimanche matin, celui où l’on reçoit le coup de fil fatidique nous avertissant de rester à Cannes car on a un prix. La matinée passe… 11h, midi… On pressent de plus en plus que nous n’aurons rien. On fait alors un micro-deuil très rapide juste avant de recevoir un texto de Thierry Frémaux, qui confirme notre crainte. La déception est énorme mais on relativise en repensant à cette énergie qui nous a portés durant tout le festival.
L’absence de prix impacte-t-elle votre stratégie de sortie ?
Avec la presse qu’on a eue, la parole et la notoriété du film sont les mêmes que si l’on avait eu un prix. En rentrant à Paris, on nous en parlait beaucoup. Pour les exploitants, ça n’a rien changé. L’engouement et l’engagement sont forts. On vient par ailleurs d’avoir tous les labels, UGC, MK2…
La durée et la version originale sous-titrée n’effraient personne ?
Le 17 août est la date idéale pour ça. 2h40, un 26 octobre, c’est plus compliqué pour les gens. En août, on n’a peut-être pas les enfants, les jours sont un peu plus longs, on se dit que c’est plus simple de caser trois heures dans un emploi du temps.
Quels sont vos espoirs ? Peut-on comparer cette sortie à celle de Winter Sleep, il y a deux ans ? Rappelons que le film de Nuri Bilge Ceylan, Palme d’Or 2014, durait plus de trois heures et était sorti un 6 août.
C’est exactement ça. La comparaison est parfaite.
Au-delà de 300 000 entrées, ce serait donc formidable ?
Oh oui ! (rires) Winter Sleep était sortie sur 140-150 copies, ce sera in fine la combinaison qu’on choisira. Si on a le même destin, je signe tout de suite.
Quel premier bilan tirez-vous de cette aventure ?
Cela tient en une phrase : protégeons les expériences collectives fortes et vive le cinéma indépendant !
Propos recueillis par Christophe Narbonne (@chris_narbonne)
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