Rodrigo Prieto est l’un des plus grands chef opérateurs du moment. Partenaire d’Inarritu, collaborateur régulier de Ang Lee, il a récemment éclairé Argo et surtout Le Loup de Wall Street avant de poser ses cadres et ses lumières sur les plaines du Nebraska. Il revient sur cette expérience, sa collaboration avec Tommy Lee Jones et les influences artistiques de The Homesman présenté en compétition à Cannes. Rodrigo, comment avez-vous entendu parler de The Homesman ?Le plus simplement du monde : Tommy Lee m’a envoyé le script et, en refermant la dernière page, je savais que je devais faire ce film. J’ai accepté avant même de le rencontrer. C’est amusant parce que je ne suis pas fan de western, mais ce scénario était spécial. Il transcendait le genre et j’ai tout de suite aimé les personnages, l’ambiance.Vous ne connaissiez pas Tommy Lee Jones ? Même par le biais de vos amis mexicains ?Ah ah ! Vous voulez dire la "mexican mafia" ? Arriaga, Inarritu ? Non, non… C’est bizarre d’ailleurs, mais non. On s’est rencontrés la première fois à San Antonio, chez lui, et nous sommes restés une nuit entière à parler de l’histoire, des idées (visuelles ou métaphoriques)… C’était d’autant plus fou, d’autant plus étrange, que à l’époque, j’étais en plein dans la folie du tournage du Loup de Wall Street.Pourquoi vous a-t-il proposé le film ? Je ne sais. Comme je continue d’ignorer le film que j’ai éclairé qui avait attiré son attention.Vous disiez ne pas aimer le western, ce en quoi vous rejoignez Tommy Lee Jones qui déteste ce mot. Mais ça veut dire que vous n’avez jamais pensé The Homesman dans le cadre du genre ? Je vais vous raconter une anecdote qui va vous faire comprendre notre état d’esprit. A l’origine, on devait filmer le film en digital. C’était clair dès le départ. Avant même de commencer la préprod, je suis parti au Nouveau Mexique dans des endroits qu’on avait choisi pour le tournage, histoire de faire des tests avec 3 caméras digitales différentes, comparer le rendu et choisir celle que nous allions utiliser. J’avais emporté avec moi des caméras films également, comme point de référence. On a fait des tests en intérieur, des tests costumes, filmé des paysages… On les a projetés et on a senti très vite, Tommy Lee et moi, que le film, le celluloid, marchait finalement beaucoup mieux, surtout pour les paysages. Il n’y a rien de mieux que le film pour capturer les textures et les palettes de la peau. Les paysages ressortaient également bien mieux qu’en digital. Mais ce qui nous a fait basculer du digital au film, c’est que Tommy Lee a senti que le digital donnait un rendu trop étrange, trop décalé. Le film, au contraire, plongeait le spectateur en territoire familier. Or Tommy Lee voulait que les spectateurs, quand le film commence, pensent regarder un western classique. Il voulait littéralement les duper, avant de les surprendre en emmenant le récit ailleurs. Le digital aurait crée un effet de rupture immédiat et installé les gens dans un registre de sensation radicalement différentes. C’est précisément la philosophie du film : utiliser les clichés du western pour abuser les spectateurs, leur faire croire qu’ils regardent quelque chose avant de leur faire comprendre que ce n’est pas ça.C’est aussi le chemin du film, le parcours des personnages, qui partent de l'Ouest pour revenir à la civilisation. Le sens inverse de la Conquête de l’Ouest. C’est ça ! C’était l’un des gros enjeux du film. Sur le tournage, Tommy Lee parlait beaucoup de la « destinée manifeste ». L’idée que le pays est destiné à s’étendre. C’est le concept de l’impérialisme, notion que Tommy Lee n’aime pas beaucoup. Une image résume ça parfaitement. C’est un plan vers la fin du film. Tommy Lee danse sur une barge qui traverse la rivière. On s’est inspiré d’un tableau qui s’appelle The Ferry Man de George Caleb Bingham. C’est une peinture est très joyeuse, solaire. On l’a reproduite à l’identique mais dans une version négative. La toile de Bingham est une célébration de la Destinée Manifeste, de l’Amérique qui part à la conquête. Dans notre film, la scène se passe de nuit et tout est plongé dans l’obscurité. L’exact contraire de la toile dont je vous parle…. Comment avez-vous fait pour vous débarrasser des oripeaux du western ? C’est de la pure mise en scène. Au début les choses sont rangées, très organisées. Le personnage principal, Mary Bee Cuddy, cultive son champs, se coiffe, prépare le dîner, nettoie sa maison… On voulait que tout soit beau, joli. Avec des rayons de soleil qui inondent sa maison. Progressivement, on comprend à quel point elle est en fait dérangée. Comme tous les personnages du film. On découvre la dureté de la vie qu’ils mènent, à quel point ce qu’ils doivent accomplir pour survivre mènerait n’importe qui à la folie… au début du film, les images sont belles, léchées, confortables. Et puis quand on passe aux flashbacks et qu’on commence à comprendre ce qui pousse les femmes à la folie, la tonalité est plus sombre, limite expressionniste. Il ne fallait pas non plus que la rupture esthétique soit trop radicale. Pas de noir et blanc ou de focus décalé. Mais nous devions suggérer une rupture, un décalageA ce moment, l’image est terne, parfois presque grise. Oui. Mais tout passe par du production design. On a travaillé sur la couleur de leurs peaux et des costumes. On n’a pas désaturé l’image ou traité le film différemment. C’était uniquement du travail de production. On a travaillé en hiver ce qui donne une lumière plus crue, blafarde comme le ciel. Pendant le voyage, l’azur est bleu, le soleil brille. Dans les flashbacks, l’hiver donne juste une lumière plus froide…Ford aurait expliqué un jour à Spielberg que c’est quand on sait « pourquoi on place la ligne d’horizon en haut ou en bas du cadre qu’on devient un bon réalisateur ». J’ai l’impression que c’est l’une des obsessions du film : où placer la ligne d’horizon ?Je ne connaissais pas cette phrase, mais c’est effectivement l’une des questions essentielle de The Homesman. Tommy Lee m’a beaucoup parlé des minimalistes, une de ses influences principales. Il m’a demandé d’étudier le travail de Donald Judd notamment et j’ai visité la Chinati Foundation, à Marfa, pour admirer ses cubes de métal posés dans les champs plats… C’est une référence déterminante pour le film. Regardez ces sculptures et vous verrez que c’est la même image, que le wagon posé sur les plaines du Nebraska. Le Nebraska est une région très plate. Et notre histoire permettait d’introduire cette esthétique minimaliste. La platitude des paysages, un wagon, la nudité du décor… L’horizon pour Tommy Lee c’est l’endroit et le moment où le ciel et la terre se rejoignent. Métaphoriquement, mais aussi très concrètement. Du coup, on a beaucoup joué avec la ligne d’horizon, mais de manière instinctive, en regardant ce qu’on voulait mettre en avant : la terre ou le ciel. C’était de l’ordre du ressenti et nous n’avons pas essayé de théoriser une fois pour toute la composition du cadre. Plutôt que de s’enfermer dans des cadres définitifs, on essayait d’accompagner les émotions du personnage, d’être au plus juste par rapport au moment du voyage. Résultat, on a constamment fait bouger cette ligne. La séquence d’ouverture par exemple a été tourné « comme ça », en impro. Dès qu’on avait un moment, on tournait la caméra et on filmait la terre ou le ciel, cherchant la plus belle composition. Outre la géométrie, la couleur était également très importante dans ce film, et je me suis beaucoup inspiré de Joseph Albers… pour son travail sur la juxtaposition et l’interaction des couleurs. Tommy Lee voulait jouer sur l’opposition entre les ciels bleus et la terre dorée. C’est ça qu’on chassait, la simplicité des compositions…Vous dites chercher la simplicité alors que vos plans sont hyper composés… L’un n’exclut pas l’autre. Si vous regardez bien la manière dont on a filmé le wagon, vous verrez qu’on n’a jamais cherché à le mettre dans des perspectives dynamiques, à l’angler pour, par exemple, lui donner du volume. Au contraire, c’était filmé « flat on », de manière plate. On a souvent placé la caméra flat-on, filmé de manière plate. J’avoue que cette simplicité a beaucoup avoir avec le kabucki. Tommy Lee adore ça et il voulait que The Homesman ait une certaine théâtralité. Le wagon avec ses fenêtres… un personnage qui sort de la cariole et du champ, puis réapparait dans le cadre… L’idée c’était de faire avancer l’histoire dans cette esthétique de simplicité. Ce fut vraiment un défi, surtout sortant de la folie, du chaos et des mouvements de caméra incessants du Loup de Wall Street.Quel était l’objectif de cette nudité ? D’abord, d’un point de vue artistique, c’est ce qu’affectionne Tommy Lee. Mais c’est aussi une affaire de… dialectique. Si l’histoire semble très simple en surface (le trajet retour de femmes folles, du Nebraska en Iowa) ce qui se passe dans la tête des personnages, ce qu’ils vivent durant le voyage est très compliqué. Du coup, des images simples, forment une caisse de résonnance pour la complexité des personnages, de leur monde et de ce qu’ils traversent.Concrètement, quel fut votre apport visuel ? J’ai amené des livres de photos. Beaucoup. Joseph Koudelka, Kojima Ichiro par exemple. Deux photographes qui m’intéressaient dans leur traitement du temps, de la météo. L’ouvrage de Kojima montre des japonais qui luttent contre les éléments, tentent de survivre dans la neige, la boue. J’ai aussi présenté des clichés de Salgado à Tommy Lee. Sa série de photos de brésiliens dans la boue… Ces photographes m’ont nourri pour imaginer nos personnages luttant contre les éléments. Ce qui est amusant c’est que nos conditions de tournage, difficiles, paradoxalement, nous ont aidé. On tournait avec un vent de folie et il y avait tout le temps beaucoup de poussière. Mais c’était surtout le vent, tempétueux, violent… je pense qu’on le ressent en voyant le film, on sent la vibration et les difficultés que les acteurs rencontraient. Tommy Lee avait besoin de cette beauté. Son film montre des hommes qui commettent des choses horribles, qui s’entretuent. Mais autour d’eux, il y a la beauté, ces paysages, ces éléments sourds à la nature humaine. Les hommes avec leur petit univers qui se détruisent sont forcément relativisés…Aviez-vous des références mexicaines plus précises ? Manuel Alvarez Bravo. C’est depuis toujours une grande source d’inspiration pour moi. Là, je le cite directement au début du film. Il y a ce plan où Mary Bee se coiffe et se prépare pour le diner. L’éclairage de ce plan, le soleil qui traverse une fenetre et illumine son visage, provient d’une photo de Bravo qui montre une femme se coiffant, juste éclairée par une flaque de lumière qui inonde son corps… Je l’avais montré à Tommy Lee qui aimait beaucoup ça et m’avait demandé de le reproduire. Je me suis aussi inspiré de Flor Garduno, son Testigos del tiempo, elle n’est pas mexicaine, mais sudaméricaine... Elle prend beaucoup de photos d’intérieurs avec pour seule source de lumière, la lumière du jour qui rentre par la fenêtre ou la porte. Elle crée des contrastes naturels très forts. Et dans les flashbacks on a utilisé ce genre de lumière. Je pensais aussi à la littérature. Juan Rulfo ?Pas vraiment. Mais c’est amusant que vous mentionniez Juan Rulfo parce que c’est un écrivain qui m’accompagne tout le temps, avec qui j’ai grandi. Son réalisme magique, sa perception des paysages à la limite du fantastique… on retrouve ça de manière inconsciente dans le film. Mais Tommy Lee et moi avons surtout partagé des noms de peintres ou de photographes. Bingham, Andrew Wyeth… Walker Evans pour la photo.Est-ce que le fait que ce soit un film de femmes a changé votre style ? J’ai beaucoup pensé aux films de femmes bergmanien … Hmmm. Amusant. J’ai parlé à Tommy Lee d’un film de Bergman que j’adore, La Source. Je ne sais pas s’il l’a vu. Mais en lisant le script j’ai tout de suite pensé à ce film… C’est vrai que Homesman est une histoire féministe. Et c’est drôle parce que quand on rencontre Tommy Lee, il ressemble à un gros macho. C’est un rancher qui s’occupe de vache et de chevaux. Pourtant, c’est un être très raffiné et Homesman est clairement un film féministe. Il pense sincèrement que les femmes ont souffert pendant cette l’époque de la Destinée Manifeste. La Conquête de l’Ouest les a vraiment rendu dingue et c’est une des raisons pour lesquelles il déteste cet impérialisme. Pour répondre à votre question, non, je n’ai pas essayé d’avoir une approche féminine. Par contre j’essaie d’être « subjectif ». Quand j’éclaire ou quand je place la caméra je ne me demande pas à quoi ça va ressembler, mais « qu’est-ce qu’on va ressentir ? ». L’âme et les feelings du spectateur doivent épouser les sentiments de Mary Bee ; je voulais qu’on soit en empathie avec elle. La féminité du film vient de ma tentative de le cadrer de son point de vue.Propos recueillis par Gaël GolhenLa conférence de presse de The Homesman à Cannes :
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Rodrigo Prieto : « Passer de la folie du Loup de Wall Street à la simplicité de The Homesman a été très étrange »
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