On le sait depuis Trois enterrements, son premier film : Tommy Lee Jones est bien plus que le flic bourru du Fugitif ou l’agent K des Men In Black. C’est un cinéaste majeur. Trois enterrements racontait la quête existentielle d’un Texan qui ramenait son pote Melquiades Estrada au Mexique pour l’inhumer après qu’il avait été abattu par la police des frontières. Un hommage à Peckinpah, un road movie mélancolique, une parabole biblique et une lettre d’amour au Texas. Un chef d’œuvre surtout qui repartait du festival de Cannes 2005 avec un prix du scénario pour Guillermo Arriaga et un prix d’interprétation pour TLJ. 9 ans plus tard, il revient avec The Homesman. Adapté d’un roman de Glendan Swarthout, le film suit le parcours d’un vieux soldat lessivé (Tommy Lee Jones) et d’une femme forte et désespérée (Hilary Swank) chargés de ramener à la civilisation trois femmes que la violence de l’Ouest a rendu folles. Un voyage contre - la sauvagerie, l’Ouest, les hommes -, un manifeste politique, une dérive philosophique et un western à la croisée d’Eastwood et de Ford. Pourtant, cela n’a pas de sens de réduire Tommy Lee Jones à un faisceau de références pop culturelles balisées, et il s’avère inutile de le faire réagir à nos fantasmes d’Amérique. Le monde de Tommy Lee Jones n’est pas un monde de cinéma. Sa démarche n’a rien de postmoderne ; c’est une histoire de racines. The Homesman, un western ? « Je laisse ça aux critiques. Je parle de ce que je connais, de ce que je vois ».
Bonjour Mr Jones, prêt pour Cannes ?
Ecoutez, au moment où je vous parle, je suis à San Saba Texas. Au QG administratif de mon ranch. C’est là que je gère mes affaires de bétail, mon business de chevaux… J’ai encore quelques trucs à régler et après seulement, je me mettrai à penser à ma venue en France.
Comment êtes-vous tombé sur The Homesman, le roman de Glendon Swarthout ?
C’est mon ami Michael Fitzgerald qui m’a apporté ce livre en me disant : « regarde, j’ai l’impression qu’il y a un bon film à faire à partir de ça ». Je l’ai lu et j’ai tout de suite été séduit. Pas seulement par l’élégance du style de Swarthout. Ca dépassait la qualité littéraire du livre… Il y avait vraiment un bon sujet, un propos qui pouvait faire écho à ce que j’avais envie de raconter. Bref : on a acheté les droits, on est allés voir Luc Besson (producteur de son premier film NDLR) et quelques financiers, on a tourné le film assez vite et… nous voilà à Cannes.
Mais qu’est-ce qui vous faisait croire qu’il y avait un bon film ? En voyant The Homesman, je n’arrive pas à savoir si ce qui vous intéresse le plus c’est le western, le voyage existentiel de ce duo improbable ou l’histoire de ces femmes…
Le western, ca ne veut rien dire. En tout cas, moi, je serais bien infoutu de te dire ce que c’est. Dès que les types d’Hollywood voient un mec à cheval avec un chapeau et des bottes, c’est un western… Ces catégories, je m’en fous. C’est parce que les gens raisonnent comme ça qu’on a produit des tas de bouses avec des chevaux – et plutôt que de se regarder en face, le business a rendu ces pauvres bêtes responsables. Non, ce qui m’a tout de suite intéressé, c’était l’histoire de ces femmes. Celles d’hier et celles d’aujourd’hui.
C’est à dire ?
Dans son roman, Swarthout écrit de très jolies choses sur ça. Il suffit de regarder ce qui leur arrive, de voir ce qui ne colle pas, comment elles sombrent progressivement dans la folie… Le livre (et mon film) parlent de leur inadaptation, de leur objectivation aussi, de la difficulté d’être femme dans ce monde hostile. Et l’une des raisons qui m’a conduit à adapter ce livre, c’est qu’on peut lire le présent en regardant ce passé. Si on comprend pourquoi ces femmes deviennent folles à l’époque, on pourra voir ce qui ne va pas aujourd’hui, la violence qu’on leur fait encore subir, les souffrances qu’elles doivent endurer dans nos sociétés… Vous voyez ce que je veux dire ?
Oui… heu… enfin non, pas vraiment. Pourquoi deviennent-elles folles selon vous ?
Merde ! J’ai l’impression que c’est clair dans le film. Ce sont des femmes de l’époque victorienne, élevées pour être belles, pour être choyées ; des femmes élégantes qui se retrouvent propulsées dans un environnement sauvage. Qui, après avoir quitté la civilisation pour l’Ouest, vivent dans des maisons de boues. Où le sol est fait d’ordures. Elles survivent dans des conditions de pauvreté extrême, n’ont plus de vie sociale ; pas de tea parties, pas d’épiceries ; un taux de mortalité infantile de 70%. Elles n’ont pas été préparées à ça. Je suis surpris que vous vous demandiez pourquoi elles deviennent folles
En fait ce qui me surprend plus, c’est que Tommy Lee Jones fasse un vrai film féministe.
Ca c’est votre opinion ! Un truc de critique. Le sujet du film, ce sont les femmes. On a juste essayé d’être le plus honnête possible.
Le film n’est pas seulement un portrait de femmes, c’est également un voyage. Mais un voyage qui part de l’Ouest vers l’Est, dans le sens inverse de la Conquête. Comme dans Trois enterrements, un voyage à rebours…
C’est une structure de récit très ancienne. Tu pars d’un lieu négatif et tu remontes vers un endroit que tu penses meilleur… C’est un voyage qui permet de montrer que la Conquête ne fut pas qu’une chanson de geste héroïque. Que tous les hommes ne furent pas des héros. Il y a des aspects dans la Conquête de l’Ouest qui furent douloureux et qui ont fait beaucoup de mal aux gens et au pays. Ces choses-là n’ont jamais été envisagées sur le plan du cinéma ou de l’histoire. Vous connaissez le concept de « destinée manifeste » ?
Non…
C’était une idéologie (économique, philosophique, sociale) de l’époque qui prétendait que le gouvernement américain devait contrôler l’Amerique du Nord ; qu’en partant vers l’Ouest, les Américains ne faisaient qu’accomplir la volonté de Dieu. L’idée que l’Amérique s’étende au-delà de la Californie était donc une « destinée », une volonté « manifeste ». C’est une forme d’impérialisme déguisé.
C’est un vrai film politique. Et allégorique. On le voit dès la présentation de la communauté et même du personnage d’Hilary Swank.
Le film offre différents points de vue sur l’histoire de l’Amérique et le mythe de l’Ouest.
Et donc le western. Vous aviez conscience de vous inscrire dans une tradition de western moderne en faisant The Homesman ?
Encore une fois, je ne réfléchis pas à ces catégories. J’essaie juste de faire le meilleur film possible. Je ne vais pas m’amuser à dire à mon équipe : « Venez on va faire un western » ou « Voyons jusqu’où on peut se rapprocher de Walsh ou de John Ford ». J’essaye juste de réaliser une œuvre originale et personnelle, qui parle de ce que je connais. De mon pays, de son vocabulaire visuel, de son tissu social et de son histoire. L’idée du genre, c’est un truc qui ne me traverse pas l’esprit.
Pourtant Thierry Frémaux pendant sa conférence de presse expliquait que « The Homesman était la perpétuation d’un certain classicisme »
Oui, et ? Il y a un certain sens du classicisme. Je ne peux pas le nier. Mais je laisse les critiques professionnelles parler de western si ça les amuse.
Le film est extraordinaire sur le plan esthétique. Quelles étaient vos références picturales ? La pureté des lignes dans le générique et les plans du désert rappellent l’école de Marfa (mouvement artistique du sud des US associé aux minimalistes NDLR)…
Là vous m’intéressez : j’ai demandé à mon chef opérateur Rodrigo Prieto d’étudier le travail de Donald Judd et Josef Albers. L’art géométrique fut extrêmement important pour la lumière. L’utilisation de la couleur par Albers, l’obsession géométrie de Judd, leur approche fusionnelle de la nature et de l’architecture me paraissaient être un bon point de départ. Le minimalisme est une approche naturelle quand on veut parler de ce pays. L’Ouest ce sont d’abord des paysages plats, étendus à perte de vue. Des lieux où les échelles ne sont plus facilement saisissables. Il n’y a que le ciel qui descend bas, l’horizon et la terre. « Heaven meets Earth ». Ca m’intéressait d’être guidé par ces paysages, et pas seulement sur le plan visuel. On a essayé de l’extrapoler et de s’en servir sur le plan narratif, pour les angles de caméras, l’acting. Sur The Homesman, on a laissé le paysage définir le style du film. Pour que le style reflète la terre.
Ce minimalisme me fait parfois penser au théâtre No, surtout dans votre jeu qui oscille entre le grotesque et l’épure sérieuse et absolue.
Hmmm… C’est amusant. Rodrigo et Meredith ont fait des recherches sur le Kabucki, pour le style du film. Pareil pour le son : je voulais que Marco Beltrami utilise beaucoup de percussions, qui sont les instruments essentiels du théâtre japonais. J’aime l’Asie et son art raffiné, et je pense que ça se marie bien avec l’Ouest.
J’ai bien compris, pas de western, mais vous reconnaitrez bien une petite fixette Mifune dans la manière dont vous jouez alors ?
Ah ah ah. Oui, je voue un culte indéfectible à Mifune. Encore plus à Kurosawa… Je suis content que vous ayez remarqué cette parenté - en espérant que ce n’est pas trop voyant. J’aime ses cadres et ses compositions. On s’est beaucoup inspirés de son art de la profondeur, de la richesse de ses cadres géométriques… Ca je veux bien l’avouer. Bon, faut que je retourne à mes affaires, vous avez ce qu’il vous faut ?
Une dernière question : ce sont vos chevaux qu’on voit dans le film ?
Non : j’élève des chevaux de Polo.
Et ?
Ca n’aurait aucun sens. Je vais prendre l’exemple des voitures. Si vous prenez une photo d’une rue parisienne dans les 60’s on verra des Citroen, des Renault ou des Fiat. Jamais tu ne mettrais une F1 contemporaine dans ce cadre. Bon, et bien tu ne vas pas mettre des chevaux de polos dans un western.
Interview Gaël Golhen
La conférence de presse de The Homesman à Cannes :
Voir aussi :La critique de The Homesman
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