Dead Ringers
Amazon

Rachel Weisz se déchaîne dans un double rôle de jumelles obstétriciennes, mais peine à justifier la pertinence de cette relecture trop formatée.

En 1988, dans le Faux-semblants de David Cronenberg, les deux frères jumeaux gynécos joués par Jeremy Irons voyaient leur existence bouleversée par leur rencontre avec une actrice (Geneviève Bujold), de passage à Toronto pour le tournage d’une mini-série. Ce n’était qu’un détail, mais le fait qu’elle joue dans une mini-série était une manière de dire qu’il s’agissait d’une actrice de seconde zone, ou dont la carrière, du moins, n’était pas flamboyante. En 2023, le mot mini-série ne signifie plus du tout la même chose qu’en 1988, et on ne peut guère imaginer plus prestigieux, pour une comédienne comme Rachel Weisz, de revenir au premier plan (quelques années après sa nomination à l’Oscar du second rôle pour La Favorite et un petit passage dans le MCU avec Black Widow) avec ces sept épisodes produits par la très chic société Annapurna pour Amazon, cornaqués par Alice Birch (scénariste acclamée de Normal People) et coréalisés par Sean Durkin (réalisateur surdoué de The Nest et Martha Marcy May Marlene).

Les temps changent, donc, comme en témoigne aussi le twist "gender-swap" (ces remakes où l’on a changé le genre du ou de la protagoniste) qui préside à l’intrigue de ce nouveau Faux-semblants : les frères Mantle, gynécos cintrés, sont donc devenus les sœurs Mantle, bien perchées elles aussi, obstétriciennes superstars menant des recherches de pointe sur la fécondation in vitro et voulant révolutionner la façon dont on considère l’accouchement – chacune avec des moyens et des objectifs différents. La série obéit à la même répartition des rôles que le film de Cronenberg : il y a Elliot, la "méchante" (grande gueule, alcoolique, toxico, collectionnant les expériences sexuelles et les gueules de bois) et Beverly, la "gentille" (prude, réservée, concentrée sur ses expériences scientifiques, désespérée de ne pas parvenir à enfanter).

Dead Ringers 1
Amazon

 

Moins subtile et volontairement plus outrancière que l’interprétation (géniale et hantée) de Jeremy Irons, la performance de Weisz est la grande attraction de la série, toute entière conçue comme un écrin pour son actrice, tour à tour (et souvent en même temps, puisqu’elle se donne la réplique à elle-même) flamboyante et effacée, cabotine et éteinte. Pas toujours très fine, mais hautement divertissante. Thématiquement aussi, il y a un changement. David Cronenberg filmait le mystère vertigineux et insondable que représente le corps féminin aux yeux des hommes, quand Alice Birch entend s’interroger sur la grossesse et la maternité, sur les innombrables manières de vivre et d’envisager celles-ci, dans les sphères intimes autant que sociales. Il y a donc ici une matière nouvelle, un renversement entier de perspective, derrière l’effet de manche un peu publicitaire du gender-swap.

L’intrigue prend place dans une sorte de dystopie light, mélange de futur hi-tech immédiat et de fantasmes 80s reformulés pour le 21ème siècle, avec formes arrondies dans chaque recoin du cadre (pour bien redoubler visuellement la question de la grossesse), dominantes chromatiques rouge sang, bande-son blindée de tubes d’Eurythmics ou de Human League… A des années-lumière du monde glacé et funèbre du film de Cronenberg, il s’agit de mettre en scène, dans une esthétique navigant entre la SF prospective de Devs (la série d’Alex Garland) et celle, domestique et minimaliste, d’After Yang de Kogonada, l’univers clinquant, bling et vulgaire des néo-Prométhée d’aujourd’hui. Les sœurs Mantle sont en courtisées par une riche mécène évoquant un croisement entre Elon Musk et la famille Sackler (les milliardaires américains considérés comme responsables de la crise des opioïdes), pour inventer une clinique qui "changera la façon dont les femmes accouchent".

Rachel Weisz dans Dead Ringers
Prime Video

 

Gémellité, maternité, tendance flippante des ultra-riches à jouer les savants fous… La série multiplie les sujets, les portes d’entrées, les (fausses) pistes, comme pour justifier d’étirer sur près de sept heures une histoire dont Cronenberg faisait le tour en moins de deux. Alice Birch troque la sécheresse clinique de l’original contre une politique du trop-plein, thématique donc, mais aussi stylistique : les accouchements en gros plan dès l’intro, la sang qui éclabousse les murs et la rétine du spectateur, le numéro tapageur de Weisz, les dialogues systématiquement truffés de "fuck" et de "fucking" pour bien souligner qu’on n’a pas froid aux yeux, le placement ironique et lourdingue de chansons signifiantes ("Sometimes I Feel Like A Motherless Child", "Mother and Child Reunion"…) en fin d’épisodes…

Tout ça donne une désagréable sensation d’épate-bourgeois. Où l’on se souvient que le Faux-semblants originel était sans doute l’une des sources d’inspiration du Nip/Tuck de Ryan Murphy – auquel on pense finalement plus souvent ici qu’à Cronenberg. Cette sensation de frime et d’artifice augmente au fil des épisodes, quand on réalise que de nombreuses sous-intrigues, d’abord accrocheuses, se dirigent tout droit vers des impasses, et que les hypothèses SF élaborées par Alice Birch resteront finalement à l’état d’ébauche. Le dernier épisode, brouillon, indigeste, est un cimetière d’idées jamais menées à bien, de twists ratés et de storylines tombant à plat. On pense par moments devant ce Faux-semblants 2023 au Suspiria de Luca Guadagnino, qui s’appropriait un autre classique "intouchable" (à juste titre) du cinéma de genre, pour le repasser au filtre des obsessions d’aujourd’hui et d’une certaine idée du chic contemporain, abimant au passage son aura de mystère et sa poésie patraque. C’est un remake qui évoque une toile de maître ornant un intérieur nouveau riche – accrochée au mur pas tant pour l’amour de l’art que comme signe extérieur de richesse.

Faux-semblants (Dead Ringers), créée par Alice Birch, avec Rachel Weisz, Jennifer Ehle, Britne Oldford… Sur Prime Video.