Première
par Christophe Narbonne
Riggan Thomson était une star à l'époque où il incarnait le superhéros Birdman. Aujourd’hui, il n’est plus qu’un has been qui tente un retour sur les planches en montant une pièce complexe de Raymond Carver. En lutte avec ses démons intérieurs, confronté à des partenaires égocentriques et à sa famille dysfonctionnelle, parviendra- t-il à trouver la force de jouer ? Évacuons tout de suite la question Michael Keaton. Oui, "Birdman" est aussi un film sur cet acteur atypique, comique de seconde zone à ses débuts jusqu’à sa rencontre avec Tim Burton, qui lui fera jouer "Beetlejuice" et surtout Batman, sésame pour une gloire éphémère. Rentré dans le rang (ou l’anonymat) au tournant du siècle, il effectue son come-back dans "Birdman", récit… d’un come-back. Évidemment, tout au long de l’histoire (dont la linéarité consomme mieux encore que "Biutiful" la rupture d’Iñárritu avec les années Arriaga), on ne peut s’empêcher d’établir des parallèles entre Keaton et Thomson, comédiens prisonniers d’un rôle, et entre Batman et Birdman, que le cinéaste transforme en mauvaise conscience du héros et qui apparaît ponctuellement derrière lui, telle une ombre menaçante. Cet exercice intellectuel participe du caractère ludique d’un film méta parcouru d’ironie – les petits mondes de Broadway et du cinéma sont sévèrement brocardés et évoquent souvent Sunset Boulevard – qui se prend moins au sérieux que le dispositif mis en place pourrait le laisser supposer. Par exemple, la question qui se pose immédiatement est la raison de ce long plan-séquence sublime (en fait une succession de scènes d’une dizaine de minutes aux coutures invisibles) alors qu’on pourrait se contenter d’un découpage classique. Pour l’épate ? On reproche souvent à Iñárritu d’enjoliver la réalité sordide de ses films, d’être un virtuose du vide. À propos de "Birdman", l’argument ne tient pas pour la bonne raison que ce continuum filmique est à la fois raccord avec l’expérience théâtrale et la prise de conscience en temps réel du héros, à mesure que Thomson découvre sa condition problématique de comédien et, au-delà, d’individu lambda – père, mari, amant, ami. Tourné à la manière d’un prologue de combat de boxe (la caméra suit ou précède en permanence le héros, soucieux et concentré, avant son arrivée sur le ring, c’est-à-dire sur les planches), "Birdman" est un tour de force technique qui frise l’insolence. Grâce au directeur photo Emmanuel Lubezki et au chef décorateur Albert Wolsky, qui ont défini un univers visuel où la fluidité importe plus que le réalisme (les couloirs ont par moments été abusivement rétrécis pour traduire l’état mental de Thomson). Et aussi aux acteurs forcés d’adapter leur jeu, aussi précis que naturel, aux contraintes techniques. C’est là qu’Iñárritu est grand. Non seulement il a su faire les bons choix artistiques, mais il est surtout resté cohérent avec sa démarche d’auteur qui consiste à faire se croiser des personnages aux vues et aux profils différents qu’une seule chose rassemble : leur humanité. Le cinéaste n’a-t-il pas pour principe moral de ne "lâcher" personne, même le pire des salauds ? Si Thomson est un être autocentré incapable d’empathie envers sa fille-assistante ou sa maîtresse-souffre-douleur, c’est paradoxalement un homme en manque d’amour plus que de reconnaissance. Mike Shiner, son rival sur scène, est sans doute un génie trop sûr de lui, mais par ailleurs il tire ses partenaires vers le haut en fin psychologue. Lesley, le premier rôle féminin, est à la fois une opportuniste et une petite chose fragile prête à craquer au moindre dérèglement. Sam, la fille de Thomson, est une déséquilibrée, pourtant, c’est la plus lucide du lot… Derrière qui se cache Iñárritu ? Tout le monde. Personne. Le superhéros omniscient, insaisissable, ordinaire, c’est lui.