Première
par Frédéric Foubert
Il y a deux ans, Bruno Dumont avait été un peu chagriné que Thierry Frémaux ne daigne pas faire une place à son P’tit Quinquin dans la Sélection officielle. Aujourd’hui, les rancœurs sont oubliées et tout ça ne paraît plus si grave que ça : la série d’Arte a quand même été un triomphe public et critique, et on la regardera sans doute un jour comme une sorte de galop d’essai, un vaste laboratoire à ciel ouvert duquel le cinéaste a fini par extraire l’impressionnant Ma Loute. Un nouveau long qui reprend les ingrédients de Quinquin pour les chauffer à blanc : on retrouve ici cette espèce de burlesque zinzin tournant autour d’une enquête-prétexte, un duo de flics gaffeurs et graphiques, des gamins turbulents, des gueules, des ciels infinis, et ces stases picturales majestueuses venant déchirer la mécanique policière et comique. Le cinéaste y ajoute un élément expérimenté sur Camille Claudel 1915 : l’association entre des acteurs amateurs et des stars (Fabrice Luchini, Juliette Binoche, Valeria Bruni-Tedeschi).
C’est foisonnant, bordélique, dissonant. Il y a des grands bourgeois frappadingues et fin de race, une famille de pêcheurs cannibales, l’inspecteur Machin qui fait des roulés-boulés sur le sable de la Baie de Slack, une romance entre un jeune mec nommé Ma Loute et l’irrésistible Billie, dont personne ne semble vraiment savoir s’il s’agit d’un garçon ou d’une fille. Il y a surtout deux films en un : la face A est un mélo sublime, qui vous tord les tripes, une love story transcendée par une photo impérieuse (plastiquement, le film est sans doute ce que Dumont a fait de plus beau et intimidant). La Face B est une comédie à la fois hystéro et « ligne claire », un peu Tati, beaucoup Hergé, où l’élite du cinéma frenchy est invitée à s’auto-parodier en précieux ridicules vociférants (Luchini joue l’intello qui pontifie en citant les grands auteurs, Binoche la drama queen qui parle très fort). Ils sont insupportables ? Oui, mais c’est fait exprès. Vous détestez leurs tronches, leurs outrances, leurs pantomimes ? C’est normal, les bourgeois sont détestables.
Une fois admis l’idée qu’on est en train de regarder le film d’un cinéaste en guerre contre le monde entier et qui a manifestement décidé de martyriser publiquement ses comédiens, reste à savoir comment ces deux films en un parviennent à communiquer. C’est le grand pari de Ma Loute : enrouler ensemble les deux fils de l’inspiration de Dumont. Pour le dire vite : sa veine surréaliste et son côté Dreyer. Les gags et la Grâce. Les blagues et l’extase. On peut préférer l’un à l’autre, aimer l’un contre l’autre, mais l’idée ici, c’est leur friction permanente, inconfortable, et l’effet de sidération qu’elle produit. Il y a un vrai amour du précipice dans le film, un flirt permanent avec l’abîme. Tant pis, donc, si certaines vannes tombent à plat, s’éternisent, ou si Luchini ne joue jamais de la même façon d’une scène à l’autre. Ce qui compte, ce sont les blagues WTF, la sauvagerie comique totalement perchée, la puissance tellurique de la mise en scène, tous dirigés vers ce but ultime : nous faire rouler des yeux hallucinés.
Bruno Dumont peut jubiler. Il est parvenu à une maîtrise délirante de son art. On applaudit, donc, sans pouvoir s’empêcher de penser que ce cinéma, même quand il atteint des sommets, sera toujours rattrapé par son arrière-fonds misanthrope. Tout le monde ici sera renvoyé dos à dos : les bourgeois, les prolos, les critiques fats qui s’extasient comme des idiots sur la beauté majestueuse des paysages du Nord (scène géniale où Luchini admire la beauté brute d'un marin pêcheur tout en bouffant une omelette). Tout le monde en prendra plein la gueule : Binoche, Ma Loute, Billie, le spectateur trop sentimental. Mais ça aussi, c’est une façon de provoquer la sidération. Voici du cinéma sauvage et total, allumé, qui avance sans se retourner et broie tout sur son passage.