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Première
par Frédéric Foubert
Voici, enfin, le film définitif sur les cartels, le narcotrafic et la guerre à la drogue. Qui est aussi, un bonheur n’arrivant jamais seul, un immense film de Frontière et un très grand film de tueur à gage – le « sicaire » du titre, du nom des hitmen de l’Antiquité. Quitte à décerner des prix, précisons enfin que Sicario est sans doute le plus beau fleuron de ce sous-genre qu’on aime tant : le film de narcos starring Benicio Del Toro.
Armé d’un script sensationnel signé Taylor Sheridan (un nouveau venu, précédemment connu de nos services comme acteur dans la série Sons of Anarchy), le réalisateur Denis Villeneuve, dans une symbiose esthétique et intellectuelle totale avec le chef op de légende Roger Deakins (No country for old men, Skyfall…), trouve ici le point d’équilibre parfait entre réalité et abstraction. Sicario est une fable politique effarante de violence et de lucidité. Mais Sicario est aussi une fantasmagorie, un poème visuel étourdissant racontant le lent glissement d’un monde dans les ténèbres. Dans cette zone sans espoir de retour, où la loi n’est plus la règle, que le personnage de Del Toro appelle le « territoire des loups ». (...) Le film qu’on a sous les yeux se trouve être celui qu’on avait fantasmé. Un film implacable et grand, qui se savoure comme une lente montée d’adrénaline et redonne foi dans le cinéma américain. Sicario est ce film-là.
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Deux heures terrifiantes et prodigieuses, d’une horreur et d’une beauté insensées, condamnant le spectateur à l’apnée – parce que l’oxygène vient souvent à manquer dans "Sicario". Le nouveau long de Denis Villeneuve réalise un fantasme longtemps resté inassouvi. On l’avait imaginé devant le "Traffic" de Soderbergh, le "Cartel" de Ridley Scott, ou la minisérie "Drug Wars" de Michael Mann. Mais ça y est, on tient enfin le film choc sur les cartels et la guerre à la drogue. Et après ? On est tenté de dresser deux parallèles pour (bien) parler de ce film monstre. Le parcours de l’agent Macer vers le mal rappelle immanquablement la Maya de "Zero Dark Thirty" et sa traque de l’invisible Ben Laden. Deux femmes sans passé ni famille qui naviguent à vue dans les turpitudes stratégiques de la politique américaine. Deux femmes qui se déplacent du champ de bataille à celui, mental, d’une effroyable divagation paranoïaque dans un clair-obscur moral. Les films semblent jumeaux mais s’opposent finalement dans leur logique. Là où Kathryn Bigelow décrivait une petite victoire (la mort de Ben Laden) au prix de sacrifices et d’une violence étatique presque légitimée, Denis Villeneuve raconte une profonde défaite, celle de la Realpolitik du gouvernement US, de ses arrangements quotidiens avec l’horreur et la morale. La manière dont les États-Unis produisent un monstre pour en supprimer un autre. C’est là qu’on peut dresser un autre parallèle. "Apocalypse Now". La quête de Macer à travers une jungle de mystères est une relecture de l’odyssée du capitaine Willard vers le mal, qui s’enfonce dans les ténèbres, incarnées par Kurtz-Brando. Une relecture, avec la même déconstruction, du rapport américain à l’ennemi. Le Mexique d’aujourd’hui, comme le Vietnam reconstitué de 1979, est un outre-monde fabuleux ; les figures apparaissent sous des formes mythiques – celle du minotaure ou du diable (d’ailleurs, à quoi joue Benicio Del Toro, exceptionnel de présence et d’ambiguité ?). C’est précisément la question cinéma qui agite "Sicario". Comment donner forme à ça ? Comment représenter le mal et ceux qui le combattent ? Comme Roger Deakins nous le dit, l’influence qui plane sur le film est celle de Jean-Pierre Melville. La perfection minérale, les silhouettes rendues mythologiques, les décors qui provoquent une claustrophobie majestueuse dont on ne réussira jamais à se défaire : tout cela renvoie au cinéaste de "L’Armée des ombres", titre qui lui irait comme un gant. De même que Melville déconstruisait le polar, on trouve dans "Sicario" les ingrédients du film de frontière mais comme vidés de leurs conventions. Villeneuve dépeint un monde à la fois éteint et épique, où son héroïne chemine comme le capitaine dans "Moby Dick" (pour évoquer un autre Melville) et croise des figures zen exaltées. Entre le plan d’ouverture où elle ouvre les yeux et la conclusion où elle doit se résoudre à les fermer, sous les atours d’un thriller hypertendu, Kate aura accompli son odyssée, au cœur des ténèbres.
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Deux heures terrifiantes et prodigieuses, d’une horreur et d’une beauté insensées, condamnant le spectateur à l’apnée – parce que l’oxygène vient souvent à manquer dans Sicario. Le nouveau long de Denis Villeneuve réalise un fantasme longtemps resté inassouvi. On l’avait imaginé devant le Traffic de Soderbergh, le "Cartel" de Ridley Scott, ou la minisérie Drug Wars de Michael Mann. Mais ça y est, on tient enfin le film choc sur les cartels et la guerre à la drogue. Et après ? On est tenté de dresser deux parallèles pour (bien) parler de ce film monstre. Le parcours de l’agent Macer vers le mal rappelle immanquablement la Maya de Zero Dark Thirty et sa traque de l’invisible Ben Laden. Deux femmes sans passé ni famille qui naviguent à vue dans les turpitudes stratégiques de la politique américaine. Deux femmes qui se déplacent du champ de bataille à celui, mental, d’une effroyable divagation paranoïaque dans un clair-obscur moral. Les films semblent jumeaux mais s’opposent finalement dans leur logique. Là où Kathryn Bigelow décrivait une petite victoire (la mort de Ben Laden) au prix de sacrifices et d’une violence étatique presque légitimée, Denis Villeneuve raconte une profonde défaite, celle de la Realpolitik du gouvernement US, de ses arrangements quotidiens avec l’horreur et la morale. La manière dont les États-Unis produisent un monstre pour en supprimer un autre. C’est là qu’on peut dresser un autre parallèle. Apocalypse Now. La quête de Macer à travers une jungle de mystères est une relecture de l’odyssée du capitaine Willard vers le mal, qui s’enfonce dans les ténèbres, incarnées par Kurtz-Brando. Une relecture, avec la même déconstruction, du rapport américain à l’ennemi. Le Mexique d’aujourd’hui, comme le Vietnam reconstitué de 1979, est un outre-monde fabuleux ; les figures apparaissent sous des formes mythiques – celle du minotaure ou du diable (d’ailleurs, à quoi joue Benicio Del Toro, exceptionnel de présence et d’ambiguité ?). C’est précisément la question cinéma qui agite Sicario. Comment donner forme à ça ? Comment représenter le mal et ceux qui le combattent ? Comme Roger Deakins nous le dit, l’influence qui plane sur le film est celle de Jean-Pierre Melville. La perfection minérale, les silhouettes rendues mythologiques, les décors qui provoquent une claustrophobie majestueuse dont on ne réussira jamais à se défaire : tout cela renvoie au cinéaste de L’Armée des ombres, titre qui lui irait comme un gant. De même que Melville déconstruisait le polar, on trouve dans Sicario les ingrédients du film de frontière mais comme vidés de leurs conventions. Villeneuve dépeint un monde à la fois éteint et épique, où son héroïne chemine comme le capitaine dans Moby Dick (pour évoquer un autre Melville) et croise des figures zen exaltées. Entre le plan d’ouverture où elle ouvre les yeux et la conclusion où elle doit se résoudre à les fermer, sous les atours d’un thriller hypertendu, Kate aura accompli son odyssée, au cœur des ténèbres.