Première
par François Grelet
The Fabelmans commence précisément là où s’arrête Babylon : en 1952, dans une salle de cinéma. On n’y joue pas Chantons sous la pluie, mais Sous le plus grand chapiteau du monde, blockbuster forain signé Cecil B. De Mille - l’homme qui, tiens donc, avait filmé la chute de Babylone aux grandes heures du muet. Le gamin qu’on observe dans le noir s’appelle Sammy, cinq ans, et juste avant que la projection ne débute, ses parents lui ont promis qu’il aurait en sortant un grand sourire niais sur le visage. Or face à ce train qui déraille dans la nuit, et qui laisse échapper une partie de la ménagerie que contiennent ses wagons, Sammy se retrouve glacé, interdit, mutique, comme une victime qui aurait inexplicablement survécu à un accident. Ce choc, ce déraillement initial, il va ensuite passer une grande partie de sa vie à le rejouer, le réinterpréter et le capturer. On le sait très bien, car Sammy Fabelman, cet enfant traumatisé, s’appelle en réalité Steven Spielberg.
En voilà une bonne note d’intention : ici, le cinéma ne sera pas observé comme un sujet d’émerveillement (la fameuse « Spielberg Face ») mais plutôt comme un dérèglement. Un poison qui contient aussi, et c’est la toute sa spécificité, son propre antidote. Ainsi c’est en reproduisant, maintes et maintes fois, cette scène originelle de l’accident de train, à l’aide d’une maquette et d’une caméra Super 8, que le petit Sammy pourra se guérir de sa blessure initiale. Il ne s’agit donc en rien d’un autoportrait de l’artiste en jeune nerd, de la trajectoire d’un boulimique de pop culture grandissant pile pendant l’âge d’or de la pop-culture, mais au contraire d’une drôle de confession, avec ce que ça suppose de fierté et de culpabilité, sur le besoin irrépressible de fabriquer des images qui bougent.
Il est l’heure d’aller se coucher et Papa Spielb… oups pardon, Papa Fabelman, ingénieur surdoué, qui consacre donc sa vie à faire fonctionner les choses, s’exaspère de voir son fiston enregistrer sempiternellement le même crash ferroviaire. Maman Fabelman a également un peu de mal à saisir, mais pour une fois son mari semble disposer à lui faire un brin de causette. Elle lui confie alors que sa pratique du piano commence à lui manquer lourdement. « Quand tu joues du Bach, tu ouvres ta main comme ça, et alors tu peux étirer une octave et … Tu crées ce petit monde que tu contrôles et dans lequel tu te sens heureux, en sécurité et … » Tiens, Papa Fabelman est en train de ronfler… Lorsque son épouse vient déposer ses lunettes près de son chevet, elle aperçoit alors le petit train qu’il vient de confisquer à son fils et dans un pur moment de théâtralité (et de limpidité spielbergienne) elle s’exclame, seule et à voix haute : « C’est pour ça qu’il veut les faire entrer en collision : lui aussi il essaie d’avoir le contrôle sur les événements ». La fable(man) viendrait-elle déjà de nous dévoiler sa morale ?
Tout nous est exposé en un peu moins de dix minutes. Le choc Cecil B. De Mille, le couple qui ne s’écoute plus, elle qui s’ennuie, lui qui déchiffre mieux les équations que ses enfants et le petit Sammy, qui cherche à remettre de l’ordre là-dedans. Le film va suivre le petit jusqu’à ses 16 ans, des petites sœurs vont apparaitre, un tonton rigolo va lui prophétiser un destin, mais il restera constamment ce garçon pris en tenaille entre son père et sa mère, aimants et bêtement possessifs (« c’est à moi que tu ressembles le plus » ne cessent-ils de lui asséner à tour de rôle), à la fois poisons et antidotes eux aussi. Pour reprendre le contrôle des évènements, il va donc fabriquer des films, des petits ou des moyens, des « à la maison » et d’autres « avec les copains », des westerns comme des promenades bucoliques. En sachant toujours là où ça pourrait l’amener : non pas à Hollywood, mais hors de la réalité, comme ce jour où il a franchi la frontière face au Plus Grand Chapiteau Du Monde et qu’il n’a failli jamais revenir.
Récit mosaïque d’une enfance cabossée, The Fabelmans évoque donc avant tout la quête d’un d’équilibre. Trouver une sorte d’harmonie, entre papa et maman, le réel et la fiction, ce qui brise et ce qui console. Une équation que Sammy va s’employer à résoudre en utilisant différents stratagèmes (allumer sa caméra, revendre sa caméra, ressortir sa caméra…) mais qui tous le ramèneront systématiquement à son point de départ : lui et le chaos qui l’entoure. Une limite sera franchie au moment où ses parents lui annonceront leur divorce. Là le jeune homme apercevra le temps d’un simple coup d’œil dans le miroir, son double, impassible, en train de filmer la scène. Voilà, au fond, là où il voudrait être lorsque son monde s’écroule : dans la position de celui qui dirige. C’est un plan d’une violence inouïe, presque sorti d’un film d’horreur, où Spielberg raconte à la fois l’impasse des grands élans démiurgiques et la manière dont ils peuvent, ne serait-ce que pour un instant, préserver du chaos ambiant. Cette notion de contrôle, dévoilée depuis le tout début du film, débouche ici sur une part de monstruosité glaçante : c’est l’anti « Spielberg Face » qu’on vient là d’apercevoir.
Pour raccrocher enfin les wagons de ce train qui n’en finit plus de dérailler, il faudra alors accepter de lâcher prise. Voir ses parents se quitter, tomber amoureux, se faire larguer lors du bal fin d’année, s’en prendre quelques bonnes par le bully raciste du lycée et pourquoi pas finir par le comprendre. Et puis surtout, comme souvent dans la vie, il faudra s’en remettre à l’expertise de John Ford. Guest-star de l’épilogue et auteur ici d’un cours magistral aussi express qu’anthologique, il révélera au gamin que le cinéma est avant tout un art du déséquilibre et qu’il n’y a bien que les idiots pour placer la ligne d’horizon au milieu du cadre. Et s’il fallait vraiment trouver une morale The Fabelmans ça serait probablement celle-là.