Première
par Christophe Narbonne
Ionesco n’aurait pas trouvé proposition plus absurde que celle-là. Extrêmement ritualisé et concret, l’univers dans lequel évoluent les personnages est d’emblée familier. On ne s’étonne pas de voir Colin Farrell, empâté et regard éteint, promener un chien qui n’est autre que son frère ; ou la domestique du lieu lui prodiguer avec ses fesses un massage génital qu’elle ne mène pas à son terme, juste en guise de punition. C’est la force du surréalisme, quand il est bien fait, que de nous faire gober les situations les plus extrêmes avec cruauté, drôlerie et sens. Bunuelienne en diable, cette première partie en vase clos (on pense au Charme discret de la bourgeoisie) raconte évidemment des choses sur notre monde où priment les notions de performance et de réussite, très loin des préoccupations grecques du moment – on soupçonne Lanthimos d’être plus proche de Syriza que du Pasok.
Le film prend une direction nouvelle quand le héros s’enfuit dans les bois. Il devient alors un « Solitaire », un de ces parias que les sociétaires de l’hôtel chassent régulièrement pour augmenter leur capital jours. Là, il intègre une micro-société où la règle d’or est inversée : interdiction d’aimer, même de batifoler. Dans les deux cas cependant, la survie passe par une entraide conditionnée. La rencontre du héros avec une femme belle et sensible (Rachel Weisz, qui d’autre ?) est la porte ouverte sur une troisième voie, pleine d’incertitudes mais vectrice de liberté. Le dernier tiers du film, dénué de cynisme, montre l’étendue du talent de Lanthimos, capable de grand écart thématique et d’aller là où on ne l’attend pas.
Dans un futur ressemblant au présent, les célibataires sont parqués dans une sorte de spa concentrationnaire où ils ont quarante-cinq jours pour trouver l’âme sœur, sous peine d’être transformés en l’animal de leur choix. Après Canine et Alps, le Grec Yorgos Lanthimos poursuit dans la veine du cinéma socio-conceptuel. D’abord satirique – durant la première heure, le modèle conjugal tel qu’il nous est imposé par la société marchande est critiqué –, le film opère une mue lorsque le rond-de-cuir incarné par Colin Farrell cherche à s’affranchir du diktat pour tenter d’accéder à l’amour véritable. "The Lobster" quitte alors les pesanteurs de la comédie grinçante pour s’élever vers une allégorie plus ample, d’une douloureuse beauté.