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Les séquences répétitives de shows questionnent notre inclination au voyeurisme et notre responsabilité dans la création actuelle de monstres, médiatiques ceux-là. Kechiche pousse la parabole jusqu’à l’écoeurement : dans une scène extraordinairement dérangeante, Sarah est livrée par son « metteur en scène » à des aristos décadents qui la tripotent avant de la prendre en pitié. La chair est triste, et l’héroïne, par ailleurs réduite au rang de vulgaire objet d’études par une communauté scientifique inhumaine, n’a pas d’échappatoire. L’interprétation presque désincarnée de Yahima Torrès (aucune étincelle de vie dans son regard, ce qui est volontaire) accentue la neutralité de la mise en scène, qui cherche moins à plaire qu’à faire réfléchir. Clinique, certes, mais aussi d’une impressionnante ambition visuelle et narrative, Vénus noire range définitivement Kechiche parmi les réalisateurs qui comptent.
Toutes les critiques de Vénus noire
Les critiques de Première
Les critiques de la Presse
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En travaillant sur la durée des séquences, Kechiche fait sentir le poids du regard jusqu'à l'insoutenable. Nécessairement violent, son film a beaucoup exigé de ses comédiens. Surtout de Yahima Torres, qui se donne corps et âme à ce personnage jusqu'au bout énigmatique.
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Le film n'est ni jamais manichéen ni victimaire et c'est ce qui créé le trouble. Il montre la jeune femme à la fois rebelle, qui refuse d'écarter les jambes pour les besoins de la science ou du spectacle, qui accepte de se donner entièrement sur scène, dans l'espoir d'un accomplissement artistique. Comme dans son précédent film, La graine et le mulet, Kéchiche réussit l'exploit de filmer la durée et l'endurance. Exceptionnelle, sa reconstitution historique nous fait oublier le carton-pâte de ses décors et la pauvreté de ses costumes.
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Comme pour La graine et le mulet, structuré comme une sorte de long calvaire, Abdellatif Kechiche convie le spectateur à un chemin de croix, lui faisant vivre et revivre les scènes d'humiliation subies par Saartjie Baartman. L'ambiguïté de ses liens avec Hendrick Caezar complexifie le film. Dame libre et promise à la fortune le jour, monstre entravé le soir, Saartjie Baartman semble errer dans les limbes d'une vie paradoxale, jusqu'à l'anatomiste Georges Cuvier qui la déclarera presque étrangère au genre humain. Abdellatif Kechiche fait du corps de Saartjie le véhicule sacrificiel d'une impossible aspiration à la liberté, offert en pâture à une époque par essence corsetée. En cela, son propos demeure d'une parfaite modernité.
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La colère qui anime ce film terrible n'empêche pas la lucidité. Celle de Kechiche d'abord, qui extrait de ce destin brisé une vision très claire du moment où s'est formé le rapport des puissances coloniales au reste du monde. La virulence du discours n'empêche pas la lucidité du spectateur. C'est l'un des traits les plus singuliers de ce film que de remettre en cause sans cesse (et sans ménagement) la place de ce dernier. (...) Vénus noire est mis en scène avec moins d'abandon que L'Esquive ou La Graine et le mulet. La caméra traque toujours les visages, mais le découpage est plus net. Le choc entre l'appareil du film d'époque (le décor de Piccadilly est impressionnant) et l'image numérique, précise, impitoyable, est fécond. Il donne à ces scènes survenues il y a deux siècles une immédiateté douloureuse.
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Grâce au jeu atone de Yamina Torrès (le rôle d’une vie), Kechiche se concentre sur les réactions outrées que le corps de sa Vénus provoque : la fascination, le rire, le dégoût, l’excitation. Son art - sa manière de cadrer des visages en bouillie, d’accentuer la laideur des hommes, de générer des micro-suspenses - fonctionne encore mieux que dans La Graine et le mulet, comme si, sur ce coup, la transe ivre de la dernière demi-heure de son précédent film était étirée jusqu’à l’étourdissement - une provocation lancée, une éjaculation qui ne vient pas, un fantôme qui ne veut pas faire la paix. Rares sont les films qui émeuvent aux larmes sans que l’on sache pourquoi. Sans doute se passe-t-il quelque chose d’organique et de viscéral que l’on ne voit pas ailleurs et qui défie la raison ou l’explication. Une seule certitude : Kechiche filme magistralement le corps, dans toute sa trivialité, sa monstruosité et au fond sa choquante beauté. Pour sûr, avec un sujet aussi controversé, certains pusillanimes trouveront à redire : trop de complaisance, pas de distanciation, misanthropie forcenée, parti-pris trop radicaux, intimidation au coup de poing, violence insoutenable. Peu importe : il faut avoir le courage d’y entrer. Cette Vénus Noire a beau être invendable : sa force surhumaine, sa sublime intransigeance, sa liberté inouïe, sa démence maladive la placent au-dessus de tout et de tous.
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(...) même si le contraste entre veulerie et respect n'est pas des plus légers, Kechiche réussit là de très beaux moments. Le respect et l'amour émergent enfin, à la faveur de quelques gestes où la douceur de la main vient s'opposer à la férocité des regards. Opposer à la lourdeur de la repentance politique, le doux repentir de l'artiste, la belle idée que voilà, mais ces touches délicates souffrent peut-être d'un étrange rapport d'échelle. Réduites à la dimension de légères brèches, elles s'avèrent trop étroites pour pouvoir aspirer un vent d'imaginaire et d'émotion au coeur de ce film monolithe. Il n'empêche que celui-ci peut toujours se targuer de sa belle et indéniable densité.
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Basculant sans cesse du spectacle au premier degré (vertigineuses scènes de danse rappelant La Graine et le mulet) à sa mise en abîme subtile (contre-champs contrastés sur le public, figure du peintre mi-vampire mi-rédempteur), Kechiche sollicite activement le regard du spectateur, obligé de prendre position à chaque instant à la fois sur le décor et son envers - donc sur lui-même. Jusqu'où peut-on aller pour l'art ? Dans quelle mesure l'art réclame-t-il un sacrifice ? Où s'achève l'art, où commencent voyeurisme, obscénité et pornographie ? Tendu par toutes ces questions, Vénus Noire est une expérience limite dans la lignée du Salo de Pasolini. Sans complaisance, refusant la beauté fixe du décorum historique malgré une photographie digne des grands peintres flamands, Kechiche fait vaciller l'image, les représentations, les certitudes. C'est là tout le prix de cet harassant portrait de femme, dont le corps fut rendu à l'Afrique du Sud en 2002.
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A travers une histoire vraie, Kechiche réfléchit sur la pornographie esthétique et politique, les dérives du colonialisme et la dialectique maître-esclave. Il travaille aussi, comme toujours, la dignité de la tragédie et l’épuisement de la transe. La comédienne (Yahima Torres), presque atone, est bluffante.
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« Vénus noire », c’est l’enfer en pente douce. De la scène au bordel, des salons parisiens à l’Académie de médecine, Kechiche orchestre une lente descente vers l’horreur, questionne le regard du spectateur comme celui du metteur en scène il dit d’ailleurs avoir songé à la téléréalité. Cru, poisseux, dérangeant, le film peut sembler misanthrope et désespérant, mais se révèle d’une force rare. Pour son premier rôle, Yahima Torrès crève l’écran face à un Olivier Gourmet tout simplement génial.
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Depuis les bas-fonds londoniens jusqu'aux chambres glauques d'un bordel, en passant par le cabinet d'anatomie du Jardin des Plantes, Abdellatif Kechiche transforme constamment le spectateur en voyeur. Position d'autant plus inconfortable que le réalisateur, à la différence de David Lynch dans Elephant Man, auquel Vénus noire fait souvent penser, ne cherche pas à susciter l'empathie avec son héroïne. Saartjie apparaît résignée, souvent abrutie par l'alcool, étonnamment passive face aux humiliations. Quand le fermier sud-africain est poursuivi en justice pour esclavagisme, la jeune femme n'aurait qu'à témoigner à charge pour être définitivement libre. Mais, devant le procureur, médusé, elle revendique le contrat qu'elle a signé. Et demande à être considérée comme une actrice. Comme une artiste...
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Plus que le destin de la Vénus hottentote, dont les restes, conservés au Musée de l’homme, furent restitués à l’Afrique du sud en 2002, plus que le colonialisme et les théories racistes qui le justifièrent, c’est notre regard sur l’autre qu’interroge Abdellatif Kechiche. Regard horrifié du peuple qui s’effraie des grognements de la bête, concupiscent des libertins excités, pseudo scientifique des savants et le nôtre enfin, tout de compassion, de gêne, de honte. Des yeux qui la violent aux scalpels qui la mutilent, Saartjie est réduite à un spectacle. Un état que la mise en scène jamais complaisante ou exhibitionniste, nous fait ressentir jusqu’au malaise au fil de scènes éprouvantes, étirées jusqu’à l’oppression. La résonance avec d’impudiques, voire obscènes, spectacles d’aujourd’hui, n’est pas fortuite. Puissant, violent, beau.
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Face à la peau lisse et au beau regard inquiet de la Vénus, c'est un festival de sales gueules : nez luisants, horribles trognes ricanantes, gueules infâmes de prolos blancs contre la gracieuse Hottentote. Ce défilé en rappelle un autre, celui gratiné des petits bourgeois au banquet de La graine et le mulet, c'est-à-dire une tendance de Kechiche, un peu lourde, à la satire. Mais le film, sur la durée, est plus fin que ça.
D'abord parce que le regard de la Vénus intéresse aussi Kechiche, qui va y chercher, plutôt que le martyre d'un monstre, le drame plus ambigu d'une artiste - derrière ce regard opaque et tragique, c'est le drame d'une comédienne à qui, simplement, on n'a pas donné le rôle qu'elle aurait voulu, ni le public qu'elle méritait. Ensuite parce que ce spectacle exténuant, cette spirale de regards où le film s'engouffre (après les spirales de voix de L'Esquive ou La Graine), ne s'épuise jamais vraiment. Dans La Graine et le mulet, le morceau de bravoure final (danse et course, ensemble) tenait sur une forme de suspense, sur l'angoissante promesse d'une exténuation. Si Vénus noire à la fois dérange et fascine, c'est qu'il est clair très vite que le spectacle est condamné à ne jamais s'épuiser, que des cirques de monstre au Muséum, le martyre de la Vénus est un martyre à plat, intense en même temps qu'effroyablement régulier. Qu'importe alors si le film, dans ce cadre qui l'emmène aux confins de l'installation, se laisse parfois déborder par son programme (certaines parties sont, simplement, trop longues) : ce refus borné de la dramaturgie est d'une admirable audace. -
Si ce film historique en costumes bénéficie d'une reconstitution soignée, d'une réalisation léchée et d'une interprétation épidermique, il semble qu'Abdellatif Kechiche ait été dépassé par l'ampleur de son sujet. Son film dure 2h39, et il y a trois bons quarts d'heure de trop ! Répétitive et elliptique à la fois, sa narration manque de densité. Tout se passe comme si le réalisateur avait pris le contre-pied de sa précédents oeuvre, La graine et le mulet (...). On a une histoire forte et de gros moyens, mais quasiment pas d'émotion, ni d'empathie pour l'héroïne qui meurt, comme la Traviata, en crachant ses poumons, et pourtant sans nous faire verser une larme.
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Pas trace du vibrant humanisme de La Graine et le Mulet ou de la verve furibonde de L'Esquive. Ce nouveau film est un miroir glauque où Abdellatif Kechiche se regarde complaisamment haïr. Où se consume et se perd, donc, son immense talent.
La déception est d'autant plus vive que quelques scènes fortes laissent entrevoir le chef-d'oeuvre dérangeant que Vénus noire aurait pu être : debout au milieu d'un aréopage de savants, l'héroïne refuse d'ôter son pagne, s'accroche à ce dernier lambeau de dignité. Glaçants d'« objectivité scientifique », les hommes en noir s'affairent, la mesurent, la soupèsent. Froideur minérale, hypnotique, bien plus insoutenable que l'agaçante et omniprésente frénésie.