Le réalisateur de Deux pianos revient sur sa collaboration avec trois de ses interprètes principaux et détaille quelques principes de sa direction d’acteurs, au centre de son cinéma.
Avec Deux pianos, vous revenez au mélo romanesque en mettant en scène les destins croisés de Mathias, pianiste aussi torturé que talentueux et de Claude, son amour de jeunesse, qu’il découvre mère d’un jeune garçon qui lui ressemble étrangement… A quel moment de votre processus de création, commencez-vous à penser aux comédiens qui vont l’incarner ?
Ça arrive généralement tard. Mais dans le cas de Deux pianos, pour Claude, ça s’est en fait un peu plus en amont. En l’occurrence, pour une fois, dès l’écriture quand j’ai décidé de l’âge de ce personnage et d’en faire une jeune veuve de moins de 30 ans aux réactions donc forcément différentes d’une quadragénaire. C’est dès ce moment-là que j’ai pensé à Nadia Tereszkiewicz ! Mais je n’ai cependant pas écrit Claude pour elle
L’envie de travailler avec elle est née des Amandiers ?
Exactement. Pour son mélange de naïveté et d'extrême intelligence. Nadia me fait penser à une scène d´Esther Khan où on voyait une petite fille sur un toit de Londres, dont ses petits frères se moquaient et lui jetaient des bulles. Et elle réagissait comme un petit chien, mordant les bulles. Pour moi, c'est tout Nadia. Sa manière d’attraper la vie. Et pour ce personnage de Claude qui est un peu en dehors de la vie, je savais que Nadia saurait spontanément faire naître le feu sous les cendres. Elle possédait cette capacité à l'explosion qui correspondait pile au personnage.
Le choix de François Civil a été plus tardif ?
Comme toujours chez moi, alors que je connais sur le bout des doigts mes personnages de femmes – sans que je puisse vous expliquer précisément pourquoi - mes personnages masculins me sont beaucoup plus mystérieux. Je n’avais donc aucune idée spontanée pour qui incarnerait Mathias. J’ai commencé à réfléchir au couple de cinéma que j’avais envie de créer à l’écran avec Nadia. De François, j’avais évidemment vu Les Trois mousquetaires et tous les Klapisch et je l’avais aussi adoré dans Pas de vagues, le formidable film de Teddy Lussi-Modeste. J’ai donc eu envie de le rencontrer après lui avoir envoyé le scénario. Et là, pendant une heure et demie, la lecture qu’il m'a fait de Mathias m’a ébloui. Il le connaissait déjà presque mieux que moi ! (rires) Pour moi, c’était lui mais il m’a demandé à faire des essais. Et quand je l’ai engagé, je lui ai dit : "Tu es beaucoup plus brillant que moi en analyse de texte mais au fond je m’en fous. Maintenant, il faut que ce soit physique, incarné". Et François a bossé comme un fou là-dessus. Il a perdu je ne sais plus combien de kilos. Il a appris tous les morceaux au piano. Et le premier jour du tournage, le personnage était là, comme une évidence presque miraculeuse. C´est ça, l´incarnation de l´acteur. Vous ne savez pas l´expliquer. François était Mathias, avec son extrême bonté, son extrême délicatesse et son extrême douceur mais aussi sa capacité à faire un peu peur.
Comment travaillez-vous avec eux deux ?
D’abord, je ne veux pas qu’ils se rencontrent avant le premier jour du tournage. Mais je fais avec chacun une lecture très approfondie du texte. Avec une sorte de mantra que je ne cesse de leur répéter : "Casser le texte, je me fous complètement que vous disiez ce que j´ai écrit. Vous n'êtes pas là pour ça". Mais j’avais beau insisté, ils le respectaient trop. C'est Hippolyte Girardot qui m’a donné la clé quand je m’en plaignais auprès de lui : "Ca fait des années qu'ils attendent d'avoir des répliques de Desplechin à dire, ils ne vont pas tout casser tout de suite !" (rires)
DEUX PIANOS: UN SOMMET DE ROMANESQUE [CRITIQUE]En les voyant film après film, on a le sentiment que Nadia et François font partie des acteurs à qui le succès fait du bien. Ce qui n’est pas le cas de tout le monde…
Je suis d’accord avec vous. C'est un truc étrange car quand vous êtes filmé, il y a un danger. Votre visage va être montré en 200 fois plus grand et votre vie ne sera plus jamais la même. Vous recevez la lumière, l'admiration des spectateurs qui pleurent avec vous, qui rigolent avec vous, qui aiment avec vous, qui détestent avec vous… Et seuls les acteurs qui savent l’accepter savent le redonner. Ils sont plus lumineux du fait d´avoir été aimés. Comme dans la "vraie" vie. Nadia et François font partie de ceux-là.
A leurs côtés, on retrouve Charlotte Rampling dans le rôle de la cheffe d'orchestre qui fut le mentor de Claude. Qu’est ce qui vous a incité à lui confier ce rôle ?
Je vais vous faire une confidence : si elle avait dit non, j’aurais été bien en peine ! Je ne voyais aucune autre actrice de sa génération dans ce rôle. Et j’aurais sinon sans doute réécrit ce personnage pour un homme. Donc je peux vous dire que je ne faisais pas le fier lorsque je suis allé au rendez- vous pour la rencontrer. Il se trouve que mes scénarios ne sont pas écrits traditionnellement - il n´y a pas écrit séquence 1, intérieur nuit… - mais de manière un peu plus littéraire. A ce premier rendez- vous, je repars un peu soulagé car elle me dit oui. Jusqu’à ce que, quelques jours plus tard, je lui envoie une nouvelle version du scénario et que je reçoive un mail d’elle. Je blêmis en me disant qu’elle a changé d'avis. Je commence à lire et je vois écrit : "Cher Arnaud, nous sommes devant un très gros problème et il faut que nous voyons très vite. Car dans la scène 112, mon personnage, Elena, dit qu’elle a peur. Or moi, je n’ai jamais eu peur. Et comme je ne fais pas partie des genres d'actrices qui changent une virgule au texte, comment va-t-on faire ?" Je n’avais jamais reçu une telle lettre où une actrice m’exprime son incapacité à jouer avec la justesse indispensable à la situation une émotion qu’elle ne connaissait pas.
Et comment cela s’est-il résolu ?
Charlotte m’a questionné avec précision sur ce que j’entendais par peur. Je lui ai montré la vidéo de cette merveilleuse pianiste, Maria-João Pires Pires, qui s'est retrouvée un jour avec la mauvaise partition pour jouer un concerto de Mozart et jetait donc des regards désespérés au chef d'orchestre en essayant de lui faire comprendre son incapacité à jouer. Et après l’avoir vue, Charlotte m’a dit : "Arnaud, ce n’est pas de la peur mais de la terreur. Et ça, j'ai déjà connu donc je peux le jouer !"
On parvient à oublier qu’on dirige Charlotte Rampling ?
Il y a cet article qu’avait écrit Truffaut que j'aime beaucoup : "Vive les vedettes". Et j’assume d’être une midinette, d’aimer les vedettes. Donc que rien n’est normal pour moi dans le fait de filmer Charlotte Rampling. J’en ai pleinement conscience sur le plateau je suis obligé de passer au- dessus parce que Charlotte ne supporterait pas que je lui parle avec déférence. Je n’en reviens pas qu’elle soit devant ma caméra mais je suis obligé de suspendre une admiration trop marquée et je dois trouver une camaraderie dans le travail.
Vous jouez toujours les scènes devant vos comédiens avant la première prise ?
Pas à chaque fois. Et je leur demande évidemment si ça ne les dérange pas mais, j’avoue, de manière un peu coercitive pour qu’ils me laissent le faire même si ça les embête un peu ! (rires) Par ce geste, je leur montre ma chorégraphie de la scène. Et c’est comme pour le texte, à eux de la prendre, de la casser ou d’en inventer une autre. Il ne faut pas être fétichiste avec la chorégraphie du metteur en scène. Si ce n’est pas incarné, ça ne vaut rien ! Ce qui vaut quelque chose et que les spectatrices et les spectateurs vont voir, c'est le minuscule geste que Nadia ou François va inventer. Le sentiment qui est derrière le geste.
Vous avez une politique en termes de nombre de prises ?
Je fais attention à ce qu’on n’épuise pas le texte. Il y a des scènes qui nécessitent d’y revenir. Mais je ne crois pas qu’on soit meilleur acteur à la prise 500 qu’à la première. Et surtout, je n’aime pas les mythologies qu'il peut y avoir derrière autour du cinéaste démiurge. Car je sais par expérience que c’est faux. J’ai l’habitude de choisir la prise que je préfère sur le plateau. Et quand, une fois sur la table de montage, pour certaines scènes, j’en regarde d’autres, je vois régulièrement des prises où l’acteur est bien meilleur, ce qui m’avait totalement échappé. Tout cela pousse à la plus grande des modesties !
Deux pianos. De Arnaud Desplechin. Avec François Civil, Nadia Tereszkiewicz, Charlotte Rampling Durée : 1h55. Sortie le 15 octobre 2025







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