Loin du film-scandale annoncé sur la pédophilie, Ozon signe un théorème sur la fragilité masculine et le désir de reconstruction porté par trois acteurs à la puissance stupéfiante.
Pour une fois, le cinéma a rattrapé la réalité. On écrit cette critique alors que le cardinal Barbarin répond au tribunal et que Bernard Preynat, prêtre pédophile, attend toujours de passer en jugement. Mais le film qu’a tiré François Ozon de cette histoire est déjà en boîte. Précisons tout de suite que son évocation minutieuse d’une des plus retentissantes affaires de pédophilie de ces dernières décennies est une oeuvre aussi puissante que subtile. Ozon a parfois joué les marioles de l’extrême (du sexe, du travestissement, de la provoc) ou les virtuoses chics, mais on sait aussi depuis Sous le sable que ce n’est pas quand il prétend cogner vite et fort qu’il est le plus intéressant. C’est quand il baisse de ton, qu’il refuse d’asséner ses vérités et qu’il écoute ses personnages qu’Ozon est grand. Dès les premiers plans, Grâce à Dieu ressemble à ce régime minceur attendu, un exercice d’ascèse esthétique qui lui réussit parfaitement. Le script, dense, parvient à compacter un nombre incroyable d’informations et de personnages que le cinéaste porte à l’écran avec une aisance, un tempo et une rigueur sidérants. Grâce à Dieu suit le combat de trois victimes qui amenèrent à lever le voile recouvrant l’un des plus retentissants scandales pédophiles ayant éclaboussé l’Église catholique. Des dizaines de viols (on parle de plus de 70 victimes), et le zèle des dignitaires à les couvrir. Le film s’ouvre sur les traces d’Alexandre (Melvil Poupaud), bourgeois lyonnais, père de famille catholique bon teint, qui découvre qu’un prêtre qui lui a fait subir des attouchements est toujours en poste et s’occupe de jeunes. Il décide alors de prévenir la hiérarchie catholique et son action fait boule de neige : il est rejoint par une autre victime (qui, lui, a perdu la foi et veut bouffer des curés -Denis Ménochet, électrique), et un homme plus jeune qui va profiter de cette enquête pour se reconstruire (Swann Arlaud, incandescent). Grâce à Dieu est donc le chemin de croix de ces trois hommes, la plongée dans leurs traumas, mais aussi l’opacité des faits et le silence de l’entourage. Comme dans un bon procédural, on suit pas à pas des dizaines de chemins qui ne mènent nulle part. Il y a des culs-de-sac, des demandes qui restent lettres mortes, des mails auxquels personne ne répond et s’abolissent en dossiers poussiéreux, des audiences ratées. Et le film devient cette étrange équipée au royaume du non-dit, de la frustration. Une oeuvre où le désir de (re)connaissance et la part de (re)connaissance livrent un combat feutré pour tracer les frontières de leur territoire.
TROIS GENRES DE CINÉMA
On pourrait voir Grâce à Dieu comme un Spotlight français, comme un épigone du Tom McCarthy mais envisagé du point de vue des victimes. Pourtant, ce serait diminuer sa puissance de feu. On y trouve bien la même mise en scène précise, à la ligne claire inspirée. Le rythme de l’enquête qui avance à coups d’entretiens de victimes et de dévoilements progressifs. Mais à l’inverse de Spotlight, Ozon prête plus de chair à ses protagonistes qu’à l’intrigue et son récit s’enfonce dans les souterrains de leurs personnalités grâce à un choix de mise en scène phénoménal. Le film utilise un genre de cinéma différent pour chaque victime. Il y a le journal intime pour Alexandre, avec cette voix off entêtante, cette neutralité pointilleuse et une manière de compter (les actes, les dossiers, les jours) quasiment obsessionnelle. Le thriller pour le personnage de Denis Ménochet, dont toute la vie, la prise de conscience et la trajectoire passent par le corps, la vitesse, l’action. Et on glisse au segment de Swann Arlaud, meurtri, incapable de mettre des mots sur ses tourments, son malaise, sa violence qu’Ozon filme sur le mode du mélo sauvage et douloureux.
OBSESSIONS
Porté par des acteurs hors du commun, on comprend que c’est ici que tout se joue. Ce que raconte François Ozon, c’est moins l’enquête, les années d’investigation patiente et opiniâtre, que le retour du refoulé, la manière dont, tout à coup, la coupe déborde et comment chacun tente de composer avec ça. Moins Spotlight que Zodiac donc (auquel on pense vraiment souvent). Comme le film de Fincher, Grâce à Dieu raconte une histoire d’obsession, une affaire ayant rendu à moitié fous trois personnages qui ont voulu la dénouer et qui souffrent intimement, parce qu’aucun coupable ne fut jamais arrêté. Pas une leçon d’héroïsme ordinaire, mais le parcours d’hommes blessés qui tentent de se reconstruire.
Grâce à Dieu, en salles le 20 février 2019.
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