Deux ans après Dark Waters, Todd Haynes revient là où on ne l’attendait pas, avec un documentaire élégant sur le Velvet Underground. Rencontre.
Les documentaires sur les groupes cultes pleuvent en ce moment. En 2020, Spike Jonze a réalisé Beastie Boys Story, et cette année est sorti The Sparks Brothers d’Edgar Wright. Il y a évidemment votre Velvet Underground et on attend également avec impatience The Beatles : Get Back de Peter Jackson en novembre. Vous savez d’où vient cette effervescence ?
Huuuum… Pas vraiment. Je dirais que le marché est en demande. On a vu durant le Covid que le besoin de contenus s’est accentué parce que tout le monde était bloqué à la maison, et j’imagine que les documentaires sur la culture musicale permettent de toucher plusieurs générations de spectateurs en même temps. Donc ils trouvent plus facilement leur public. Mais tout ça s’inscrit surtout dans la lignée des fictions et des documentaires sur la musique, qui sont moins chers à fabriquer et plus faciles à distribuer.
Un peu triste, votre réponse !
Ah ah, mais il n’y pas que ça, j’ai d’autres choses à dire sur le sujet !
Ce sont aussi des groupes qui, en plus d’avoir marqué leur époque, ont des histoires de coulisses au moins aussi savoureuses à raconter que leurs ascensions.
Complètement. Mais je refais quand même le lien avec le Covid pour expliquer ce besoin de se replonger dans le passé : vu qu’on avait le temps, j’ai l’impression que tout le monde a fait le point sur sa vie, sa propre histoire, et a ressorti les vieilles photos du grenier. Ça nous a forcé à regarder en face notre propre mortalité et la fragilité de la vie. Et tout ça a fait remonter la musique avec laquelle on a grandi, et qui a potentiellement changé nos vies.
Vous avez réalisé plusieurs films de fiction sur la musique, de Velvet Goldmine à I’m Not There. The Velvet Underground aurait très bien pu être une sorte de biopic, pourquoi avez-vous décidé d’en faire votre premier documentaire ?
Ça ne m’a jamais traversé l’esprit d’en faire une fiction. C’est le producteur David Blackman et Universal Music Group, qui possède les masters du Velvet, qui m’ont proposé le projet. Mais ça n’a commencé à vraiment avancer que quand Laurie Anderson [artiste et ex-compagne de Lou Reed] a ouvert ses archives. Parallèlement, j’ai compris que les seules images disponibles du Velvet Underground étaient celles des films d’Andy Warhol. Ça allait me limiter de façon drastique, mais en même temps je trouvais le concept super excitant. J’y ai vu l’opportunité de faire un truc vraiment cool sous une forme documentaire. Et je me suis très vite dit que ça allait fonctionner, notamment grâce à cette relation unique et intime que le groupe entretenait avec le cinéma et les arts en général. Ce sont les art rockers originaux.
Le film encapsule effectivement l’énergie de la scène artistique new-yorkaise des années 60. C’était donc aussi l’angle ?
Oui, mais parce que c’était totalement pertinent. Je n’ai pas eu l’impression d’imposer ma vision des choses ou mes fantasmes sur cette histoire. Quand tu lis des trucs sur le Velvet, tout de suite, il te vient des images de films et des chansons. Et quand tu es réalisateur, tu te dis que ce serait pas mal de pouvoir jouer avec tout cet imaginaire. Je savais que personne n’avait jamais vu ça, aussi fan qu’on soit du groupe. Même si on a tout lu sur le sujet.
Pourtant ce n’est pas un documentaire uniquement à destination des fans. Comment décide-t-on de ce qui doit être raconté et remis en contexte, afin que même ceux qui ne connaissent rien au Velvet Underground puissent y trouver leur compte ?
C’était le gros challenge. Comme on savait qu’il était impossible de faire plaisir à tout le monde en permanence, il fallait d’abord qu’on se fasse nous-même plaisir en le fabriquant. Que le montage nous fasse vibrer. Ma règle d’or, c’était que la musique et les images dirigent l’expérience.
D’où l’absence de voix-off.
Voilà. On a des interviews incroyables et il y a tellement de choses qu’on n’a pas pu mettre dans le film… Il a fallu trouver le bon équilibre. Je voulais qu’il y en ait juste assez pour propulser l’histoire, mais que le reste vous mette presque dans un état de rêverie.
Le docu n’est jamais très loin des collages warholiens, et vous vous servez constamment du split-screen. Ça aurait pu être casse-gueule, mais ça instaure effectivement une ambiance particulière.
Tout ça a évidemment été inspiré par Warhol et certains cinéastes de l’époque qui jouaient avec la forme. J’aimais l’idée de faire ressentir cette impression de penser à de multiples choses à la fois, et de créer du contraste et du sens en mettant deux images côte-à-côte. Je me souviens de ma première discussion avec mon monteur : je lui ai apporté une série de formes géométriques, avec l’idée de jouer sur le ratio et le format de l’image. Je lui ai dit qu’on pourrait diviser le cadre en deux, en quatre, en une grille… avant de tout ramener à une seule image. C’était le début de ma réflexion sur un langage visuel qui m’intéressait beaucoup.
Vous êtes un cinéaste dont les personnages sont souvent obsédés par la quête de la vérité. Mais tout bon groupe de rock a une légende qui finit par prendre le pas sur la réalité. Comment avez-vous géré ça ?
Je pense que la réalité nourrit la légende, et que la légende, à son tour, finit par déterminer la réalité. Les artistes se perdent parfois dans l’image qu’ils renvoient, qui n’est pas toujours celle qu’ils ont d’eux. J’ai accepté que la vérité est forcément floue. D’ailleurs, parfois, le film est plus dans l’interrogation que dans la démonstration. Je voulais poser plein de questions autour de la naissance des idées et du processus créatif, sur la façon dont le son du Velvet a pris vie, et sur ce qu’était cette culture new-yorkaise très queer. Ils représentaient une contre-culture, comme le montre le film, bien différente de celle des hippies. Et je crois que c’est quelque chose qu’on avait oublié sur ce groupe.
Il y a cette phrase dans le docu : « On était la culture, pas la contre-culture ».
(Rires.) Ça les résume bien, cette confiance en soi incroyable. Pendant un petit moment, ils ont eu l’impression que rien n’existait en dehors du Velvet, que ce qu’ils faisaient était ce qui comptait le plus au monde. Et ça leur allait, ils étaient au chaud dans leur niche. Et puis je crois que Lou Reed a voulu plus de succès et de reconnaissance. Il a décidé de sortir de cette niche. Ça a propulsé le groupe et ça l’a indéniablement fait avancer. Mais ils n’ont jamais plus retrouvé cet état.
Lou Reed est très présent dans le docu, via de nombreux extraits sonores. Il aurait été facile de le canoniser ou de le transformer en demi-dieu, et pourtant vous ne tombez jamais dans le piège.
J’ai essayé de placer le plus possible d’archives de ses interviews où il parlait du groupe. Mais le film aurait été bien différent s’il était encore en vie et s’il avait pu y participer au niveau de John Cale. Le résultat, c’est que Lou devient plus un objet mystérieux et vaporeux qu’un demi-dieu, comme vous dites. Impossible de mettre tout à fait le doigt sur qui il est. Mais ça correspond à une forme de réalité : c’était quelqu’un qui, quand il sortait de chez lui, se disait qu’il devait jouer à être Lou Reed. Ce mec un peu sec, un peu tough. Et aucun membre du groupe n’a vraiment échappé à ce dédoublement de personnalité, mais c’est sûrement pire quand on est le leader et qu’on a une image qui change peu à peu avec chaque disque. Pourtant Lou Reed dans le privé était encore une autre personne. J’ai écouté des bandes où il parle avec Danny Fields, qui était son ami proche, et ce n’était pas le même que quand il donnait des interviews. Il est si brillant et si drôle que tu te souviens immédiatement pourquoi c’était un être si spécial.
The Velvet Underground, le 15 octobre sur Apple TV+.
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