Le film de Bradley Cooper avec Lady Gaga est la quatrième version de la tragédie hollywoodienne mythique. Mais pourquoi tant d’amour (et de remakes) ?
Avec quatre versions en 80 ans, Une étoile est née figure parmi les mythes les plus endurants et persistants de l’histoire du cinéma, aux côtés de King Kong. Un pouvoir de fascination qui tient d’abord, sans doute, à la simplicité de son énoncé, l’épure sublime de son argument : c’est l’histoire du coup de foudre entre deux stars, l’une en pleine ascension, l’autre en chute libre, et du constat tragique qu’elles vont faire ensemble – à savoir que pour qu’une étoile brille, il faut que l’autre s’éteigne. Un mélange des mythes de Pygmalion et de Faust, avec un peu de Cendrillon par-dessus. Mais là où Une Etoile est née fait encore plus fort que King Kong, c’est quand on commence à compter le nombre de films qui en sont des dérivés, des copies plus ou moins respectueuses, des remakes plus ou moins officieux : Chantons sous la pluie, Les Ensorcelés, Funny Girl, New York, New York, Mulholland Drive, The Artist… Soit à peu près tous les films sur les coulisses du spectacle, jusqu’au Rock’n Roll de Guillaume Canet. Et si vous remplacez la jeune ingénue par un boxeur italo-américain dans la dèche, la vieille gloire sur le retour par Apollo Creed, et les bisous par des crochets du droit, vous constaterez que la saga Rocky raconte elle aussi plus ou moins la même histoire.
Cœur brisé
L’affaire devient réellement vertigineuse quand on réalise, en ouvrant n’importe quel bouquin d’histoire du cinéma américain, qu’Une étoile est né premier du nom (celui de 1937) est lui-même, déjà, un remake. Le remake non officiel d’un film sorti cinq ans plus tôt, réalisé par George Cukor et produit par David O. Selznick, intitulé What price Hollywood ? (littéralement : « Hollywood, à quel prix ? »). Les éléments de l’intrigue qui sera déclinée au cours des huit décennies suivantes sont là, à l’état brut : parcours croisés d’une jeune femme avec des rêves de gloire plein la tête et d’un professionnel du spectacle ravagé par l’alcoolisme et la haine de soi, triomphe de l’ingénue aux Oscars immédiatement gâché par les frasques embarrassantes du protagoniste masculin, « disparition » de celui-ci (notez nos efforts pour ne pas spoiler un film vieux de 86 ans)… Complètement accro à cette histoire, Selznick décide donc de la raconter à nouveau cinq ans plus tard, dans Une étoile est née (titre de travail : « C’est arrivé à Hollywood ») en y ajoutant un élément essentiel : l’amour fou qui lie les deux personnages principaux. Le producteur superstar propose à Cukor de réaliser le film, mais celui-ci décline, ayant l’impression d’avoir déjà tout dit dans What Price Hollywood ? (ça ne l’empêchera pas de signer la version de 1954 !). Selznick, dans ses fameux Mémos, dira : « J’essayais d’y démontrer la fausseté de ce que j’avais longtemps considéré comme une tradition, à savoir qu’un film sur Hollywood ne pouvait pas avoir de succès. (…) Je croyais que le monde entier s’intéressait à Hollywood et que le problème avec la plupart des films qui en parlaient, c’est qu’ils en donnaient une peinture fausse, le parodiant ou le traitant avec hyper-sensiblerie, et ne reflétaient jamais ce qui s’y passait vraiment. (…) Les quatre-ving-dix pour cent du dialogue de ce film étaient simplement tirés de la réalité et constituaient, pour ainsi dire, du pur « reportage ». »
En cherchant à retranscrire la réalité – cruelle – de l’industrie du rêve, Selznick et William Wellman (qui réalise finalement le film à la place de Cukor, vous suivez ?) vont pourtant la mythifier dans les grandes largeurs. L’héroïne est une midinette qui rêvasse (comme vous et moi) devant les photos de ses stars de cinéma préférées, et son parcours l’emmènera dans tous les lieux clés de la Cité des Anges, du Hollywood Bowl au Chinese Theater. Le cinéma américain, en plein âge classique, vire soudain « méta » – le film s’ouvre sur une page de scénario, celui du film qu’on s’apprête à voir, où les indications (« Scène 1. Fondu. Clair de lune. ») tiennent lieu de « Il était une fois. » La scène pivot du film est le moment où Norman Maine gâche le triomphe de Vicky Lester aux Oscars en faisant irruption sur scène et en s’humiliant devant le gotha. Soixante-douze ans ans avant Kanye West ne ruine la soirée de Taylor Swift aux Video Music Awards. Les Oscars n’existent alors que depuis huit ans. Mais c’est comme si les lois d’airain du show-business étaient écrites. Les modes changeront, les mœurs aussi, les différentes versions d’Une Etoile est née se feront l’écho de ces transformations successives (plus CinemaScope, plus rock, plus Gaga) mais certaines choses resteront immuables. A commencer par cette idée terrible que la gloire sera toujours associée à la douleur, la honte ou l’amertume. Le slogan de la version de 1937 résume ça ainsi : « Un cœur brisé est le prix de la célébrité. »
A partir de 1954, l’effet-miroir d’Une étoile est née va être accentué par les affects que vont jeter dedans les actrices et les acteurs qui s’emparent de cette histoire. A chaque fois, les intéressés mettent tout leur star power dans la balance. La version de 1954 est à l’époque « marketée » comme le grand come-back de Judy Garland, qui ne s’est pas montrée depuis quatre ans sur un écran de cinéma. Les addictions à la drogue et à l’alcool, les pulsions suicidaires… Ce n’est pas du cinéma pour l’actrice du Magicien d’Oz, hantée par les démons, et qui a tenté de mettre fin à ses jours deux ans plus tôt. Mais le film sera un succès et la remettra en selle. En 1976, Une étoile est née devient le vanity project de Barbra Streisand, qui produit, joue, chante, compose, « supervise la conception musicale » (sic) et rend marteau le réalisateur Frank Pierson (qui, pour se venger, écrira un article à charge contre son actrice, publié un mois avant la sortie du film !). Les critiques ricanent mais le film cartonne, la B.O. aussi, et confirme le statut de superstar de la chanteuse, qui empoche un Oscar (de la meilleure musique) au passage. Pendant ce temps, on demande à son partenaire, Kris Kristofferson, s’il a modelé sa performance de rockeur impétueux et défoncé sur Jim Morrison. Kristofferson ricane et explique qu’il n’a eu besoin de personne : un musicien délabré, il en voit tous les jours dans le miroir de sa salle de bain.
Miroir, miroir
A Star is Born millésime 2018 arrive aujourd’hui sur les écrans avec des enjeux similaires, tout aussi importants, pour ses têtes d’affiche. Bradley Cooper, acteur du plus gros hit US de 2014 (American Sniper), image d’acteur sympa et décontracté, change de braquet et s’essaye en même temps à la chanson et à la mise en scène. C’est son Frisson dans la nuit, le moment « Eastwood » de sa carrière. Lady Gaga, démaquillée, au naturel, veut booster une carrière d’actrice entamée à la télé (American Horror Story) et se refaire une virginité artistique en s’affranchissant de son statut de diva freak. Garland, Streisand, Gaga : chaque itération d’Une Etoile est née est, systématiquement, un test de popularité grandeur nature. « Miroir, miroir, dis-moi qui est la plus belle star ? », marmonnait James Mason d’une voix pâteuse et parfumée au whisky dans l’intro démentielle de la version de 1954. Un miroir que tout le monde n’a pas toujours le courage – ou l’opportunité – de contempler. Cary Grant avait avoué à Cukor que le personnage de Norman Maine était « le rôle d’une vie »… avant de refuser de faire le film et de partir en vacances (Cukor ne lui pardonna jamais). Et quand Clint Eastwood cherchait un partenaire à Beyoncé pour livrer sa propre version du mythe, le projet avait, dit-on, intéressé Leonardo DiCaprio et Tom Cruise (Cruise a finalement tourné Rock Academy, déclinaison hard-rock et chevelue d’Une Etoile est née). Il existe des dizaines de projets de remakes restés lettre morte, dont un, fameux, avec Whitney Houston et Will Smith, qui faillit se faire dans les années 90. L’idée de casting la plus géniale revenant cependant à Barbra Streisand qui, elle, avait carrément caressé l’espoir de donner la réplique à Elvis Presley. Mais le manager du King, le Colonel Parker, n’aimait pas trop l’idée que son client incarne une rock-star à la dérive…
Comment, aujourd’hui, rejouer A Star is Born dans un monde où la valeur du mot « star » s’est considérablement dégradée ? C’est l’une des questions que posent la sortie du film de Bradley Cooper. L’ampleur de son succès (tous ses prédécesseurs ont été des hits) dira forcément quelque chose sur l’état de l’industrie du divertissement, sur la capacité de celle-ci à fabriquer du rêve et de la mythologie, à propager la légende d’un éternel hollywoodien. Alors que les remakes sont devenus la preuve la plus voyante de la panne d’inspiration et de la fainéantise des studios, les différentes versions d’Une Etoile est née sonnent plus comme des « reprises » (au sens musical du terme), des variations sur un même thème, un air irrésistible qu’on n’arrive pas à s’enlever de la tête, une mélodie qu’on ne peut pas s’empêcher de fredonner. Tant qu’il y aura une industrie du spectacle, il y a aura des remakes d’Une Etoile est née. D’une certaine manière, il faut qu’il y en ait. Pour continuer d’y croire et prolonger la geste de Selznick. Le héros de l’autre film musical du mois d’octobre, Freddie Mercury, ne disait pas autre chose en choisissant d’enregistrer The show must go on juste avant de s’éteindre.
A Star is Born, de Bradley Cooper, avec Lady Gaga et Bradley Cooper. En salles le 3 octobre. Bande-annonce :
Commentaires