Annecy a ouvert ses portes avec Le Conte de la princesse Kaguya, un film d’une beauté et d’une grâce infinies qui rappellent le talent fou de Isao Takahata. Injustement moins connu que Hayao Miyazaki, cet illustrateur de génie est le cofondateur du studio Ghibli, l’auteur de chefs-d’œuvre de la trempe du Tombeau des lucioles ou de Pompoko et un artiste surdoué. Avec Kaguya, il livre un film somme qui brasse les thèmes qui lui sont chers (le réalisme, l’homme et la nature, l’Histoire et les histoires, le dessin) avec un style d’esquisse, en totale rupture avec le souci du détail qui caractérise habituellement l’animation japonaise. Le festival d’Annecy lui a offert une masterclass passionnante dont voici les morceaux choisis – un complément idéal à notre interview que vous pouvez lire dans le dernier magazine Première.Propos recueillis par Gaël GolhenLe conte originel« Le Conte de la princesse Kaguya est adapté d’un texte que tous les japonais connaissent. C’est un classique de la littérature, mais c’est un texte intrigant ; on ne comprend pas bien les ressorts intérieurs, l’organisation du récit reste opaque. On sait que la princesse nait dans un bambou et repart dans la lune à la fin, mais on ne sait jamais pourquoi elle naît comme ça, ni pourquoi elle repart. A part ça, ce n’est pas très clair. Pareil pour le personnage principal : on ne comprend pas ce qui l’anime, pourquoi elle agit comme elle le fait. Mais la force symbolique de cette histoire est très forte. Au début de ma carrière, j’ai eu le projet d’adapter ce récit en dessin animé. Mais l’adaptation s’est avérée très compliquée et finalement je n’ai jamais réussi à monter le film. Il n’existe qu’une autre adaptation de ce conte au cinéma, c’est dire si cette c'est difficile à transposer à l'écran. A l’époque, j’avais trouvé une solution pour rendre le récit clair sans rien perdre de sa force ; malheureusement, ce projet n’a jamais vu le jour. J’avais trouvé une structure qui me permettait de comprendre l’émotion du personnage, de garder les grandes lignes du récit tout en en réussissant à proposer une adaptation filmique satisfaisante. J’avoue cependant que si on m’avait donné les moyens de le faire à l’époque, il n’aurait pas du tout ressemblé à ce que vous pouvez voir aujourd’hui… Vous savez, 50 ans se sont écoulés entre ma première tentative et le moment où j’ai réussi à faire ce film. Et ces 50 ans m’ont permis, je crois, de le réaliser comme il fallait ».« L’immédiateté du trait »« Le rendu de Kaguya a posé beaucoup de problèmes très spécifiques. Il fallait que je trouve des talents graphiques hors du commun. J’ai pu m’appuyer sur Kazuo Oga, directeur artistique de Totoro et de Pompoko ainsi que sur Osamu Tanabe, un animateur qui avait déjà travaillé sur Mes Voisins les Yamada. Ce sont deux génies dont la présence est centrale pour les productions du studio Ghibli. C’est grâce à leur talent qu’on a pu élaborer je ne dirai pas un style, mais un dessin dont on aurait l’impression qu’il vient d’être tracé devant nous. L’objectif c’était d’atteindre « l’immédiateté du trait », la présence du dessin. Le problème de ce « style » de cette spontanéité du trait pour décrire les éléments extérieurs, ça pose le problème de la continuité, de l’unification. Et il fallait surtout que le dessin garde son sens dans le mouvement... »Influences« Frédéric Back a été très important dans mon travail de recherche stylistique. Son court métrage Crac notamment fut un point de repère essentiel. C’est une influence, une inspiration majeure sur mon travail. Je pense notamment à la scène de danse des villageois. On a la sensation que le peintre qui se trouvait là a réussi à capturer image par image les mouvements de ses modèles. Le fait d’avoir réussi à donner forme à cette sensation à l’écran est lourde de sens pour le cinéma d’animation. La peinture a également joué un très grand rôle. La peinture japonaise mais aussi Cézanne. Dans ses derniers tableaux, il laisse une grande zone non peinte en parvenant à un équilibre d’ensemble saisissant… J’avais déjà commencé à utiliser cette idée dans Souvenirs goutte à goutte où, pour les parties situées dans le passé, on avait laissé beaucoup de blanc, des espaces vierges, où dans le cadre rien n’était représenté. Mais avec Kaguya, on a surtout cherché à créer des images qui ne se résument pas à un style donné, qui ne soient pas référencées. On voulait s’inspirer du croquis, de l’esquisse, c’est-à-dire d’un geste tracé, dans l’instant, comme une étape intermédiaire qui est tout sauf un achèvement et qui vise précisément à saisir un instant donné pour le partager ». Intériorité des personnages« C’est un aspect très compliqué à représenter en animation.  Les états intérieurs, les mouvements internes des êtres. Et c’est un sujet qui m’intéresse depuis longtemps. Là, j’ai voulu aller au bout de ma démarche. J’ai voulu décrire les moments d’atermoiements, les moments d’hésitations ; ces moments où un personnage est pris par un sentiment qu’il ne contrôle pas. Dans ma jeunesse j’ai vu Jeux interdits et on a souvent cité de film comme une influence du Tombeau des Lucioles. J’ai revu ce film et une scène m’a particulièrement frappé : lorsque les deux enfants jouent à creuser une tombe. Dans ce jeu, ils mentionnent ce qu’ils vont placer dans la tombe et la jeune fille dit « des hommes ». Elle se rend compte a posteriori de ce qu’elle vient de dire. Ce moment d’arrêt m’a bouleversé ». La musique   « J’ai composé moi-même les paroles de la ritournelle qui revient dans le récit. C’est une musique qui exprime le thème général du film. Cette chanson commence par « tourne, tourne, roue à eau » indiquant un mouvement circulaire. La musique japonaise est basée sur un rythme exclusivement ternaire qui permet ce mouvement circulaire. On a eu du mal à sortir du ternaire pour passer à un rythme à quatre temps. Mais Kaguya marque surtout ma première collaboration avec Joe Hisaishi. Il a travaillé sur Nausicaa dont j’étais producteur et j’ai vu à ce moment-là comment il travaillait. On se connait bien, mais on n’avait jamais eu l’occasion de travailler ensemble. La raison principale c’est qu’il collaborait avec Mr Miyazaki  et le fait de lui demander de travailler également sur un de mes films me paraissait peu intéressant, presque bateau… J’avais donc envie de chercher ailleurs. Là, les circonstances étaient réunies pour que nous puissions travailler ensemble ».La fuite sous la lune« Dans le film, une scène se détache particulièrement par son énergie et son impact particulier. C’est la fuite sous la lune (la princesse Kaguya s’enfuit en courant dans l’obscurité, seule, sous la lune NDLR). Et cette séquence a une histoire particulière. Parallèlement au Conte de la princesse Kaguya, J’avais dans l’idée de réaliser un autre film, plus violent, Le Dit de Hekei, une histoire moyenâgeuse épique pleine de combats et de violence. Le défi d’adapter ce récit en animation consistait à retrouver la sensation précise de cette scène : j’aurais dû trouver un élan, une énergie dans les traits et dans la psychologie des personnages que j’ai placé dans cette séquence ».Pas un conte, une histoire« Je n’aime pas beaucoup le titre français. Parce que mon intention n’était pas de réaliser un conte de fée. Plus que Le conte de la princesse Kaguya, il aurait fallu dire L’Histoire de la princesse Kaguya. Mon idée c’était de raconter l’histoire réelle qui se cache derrière ce conte, ce que les gens ne comprennent pas vraiment. Eviter la féerie pour le réel. On utilise parfois le terme de « fantasy » pour qualifier ce genre de récit. C’est un terme générique qui décrit des histoires se déroulant dans d’autres mondes différents du nôtre. Mais mon approche est toute autre : tous mes récits sont ancrés pleinement dans notre monde, dans le réel et ne reposent pas sur une dimension fantastique ou imaginaire qui servirait de prétexte pour parler d’autres choses. Au fond, depuis toujours, je cherche un certain réalisme ».Bande-annonce du Conte de la Princesse Kaguya, qui sortira le 25 juin : REVIEW - Isao Takahata revient avec Le sublime conte de la Princesse KaguyaTous les événements du Festival d'Annecy 2014