Jean-Pierre Jeunet
Abaca

Le réalisateur reviendra prochainement avec BigBug, une comédie de SF, et travaille sur un faux making-of d’Amélie Poulain. Il nous en dit plus sur ces deux projets.

Votre dernier long-métrage, L’Extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S., remonte à 2013. Qu’avez-vous fait entre-deux ?
J’ai un peu galéré pendant quelques années, mais j’ai tourné, notamment de très belles publicités avec de beaux budgets. J’ai aussi fait un pilote pour Amazon [Casanova, NDLR], avec un showrunner, qui me soufflait à chaque prise les modifications qu'il fallait faire. C'était un exercice mais ça m'intéresse moins. Il y a également eu un court-métrage, Deux escargots s'en vont.


Et donc maintenant BigBug, une comédie de SF en lieu clos qui sera diffusée uniquement sur Netflix. C’est un projet qui a été compliqué à monter ?
C'est un film que je traînais depuis quatre ans. Attention, je ne suis pas en train de jouer les martyrs dont on ne veut plus en France, d’ailleurs j’ai deux autres projets français, avec des producteurs français. Mais BigBug est particulier parce qu’il est un peu « quirky » comme disent les Anglais. Un peu décalé. Il y a un esprit plus anglo-saxon, plus Black Mirror. Je l'apparenterais à deux de mes films qui m'ont posé énormément de problèmes à monter : Delicatessen et Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain. Là aussi, on était sur des projets un peu originaux. Amélie avait été sauvé in extremis par Brigitte Maccioni de chez UGC, qui avait d'ailleurs déjà fait Delicatessen. Et elle a failli sauver BigBug, mais n'a finalement pas réussi à susciter l'enthousiasme autour d'elle. Je me suis trouvé confronté au même problème à chaque fois : on me disait qu’on ne saurait comment le vendre, à cause des robots. Et dans une comédie avec un budget confortable, en France, il n'y a pas de robots. Ça ne rentre pas dans les cases. On est dans une époque où on ne prend plus de risques. Mais Netflix m’a demandé si j’avais des projets dans les cartons, et m’a répondu oui en 24 heures.

Sûrement parce qu'ils peuvent le diffuser mondialement, et que la conjugaison de votre nom et de la science-fiction - genre que leurs abonnés semblent chérir - en fait un projet Netflix évident. 
C'est vrai que tous mes films se sont vendus dans le monde entier, mais les Français semblent l'avoir oublié. J'ai l'impression qu'en France il faut refaire ses preuves à chaque fois. On remet les compteurs à zéro, c'est comme si on n'avait rien fait. Je ne m'attends pas à ce que les producteurs fassent la queue sur le trottoir pour moi, hein. Mais Polanski dit la même chose, qu'il a passé plus de temps dans sa vie à essayer de monter des projets qu'à les faire. En France, j’ai l’impression qu’il faut faire des grosses comédies ou bien des films à un million ou un million et demi, qui sont plus des faux documentaires. Ils peuvent être bien d'ailleurs, comme 120 Battements par minute ou Les Misérables. Je ne crache absolument pas dessus mais ce n’est pas mon cinéma. Moi, je fais un cinéma de l’imaginaire, j’ai envie de faire rêver. Et ça a marché puisque Amélie a été le plus grand succès de l'histoire du cinéma français pendant douze ans, jusqu'à Intouchables, Mais c'est comme si ça n'avait pas existé. On me dit que c'était une exception.

Sortir sur Netflix veut dire se priver d’une sortie en salles. Ça ne vous embête pas ?
Je n'ai aucune frustration qu'il ne sorte pas au cinéma. Le sujet s'y prête : un lieu clos, ça fonctionne très bien avec les petits écrans. Ça n'aurait pas été le cas pour T.S. Pivet qui montrait de grands espaces américains, et qui était tourné en 3D. Mais celui-là, par hasard, s'y prête terriblement. C'est même presque mieux de le tourner en format 1,66. Pour moi, il y a autant de cinéma sur Netflix qu'ailleurs. D'autant qu’ils nous imposent toutes les plus hautes normes techniques et technologiques. On ne va pas faire de la merde parce que c'est pour des petits écrans. Et le fait de ne pas avoir à affronter l'angoisse de la première projection du matin aux Halles, avec les chiffres qui tombent, c’est beaucoup moins de pression. D’autant que je sais que 136 millions d'abonnés à Netflix pourront potentiellement le voir. Et les choses s'additionnent, elles ne se remplacent pas. Le cinéma n'a jamais remplacé le théâtre, par exemple. Donc ce n'est pas parce qu'il y a des plateformes que plus personne n’ira au cinéma : il n'y a jamais eu autant de spectateurs dans les salles. Il ne faut pas avoir peur de ça.

Mais vous savez bien que ce sont les gros films qui captent l’essentiel des spectateurs. C’est beaucoup plus compliqué pour les petits.
Bien sûr, les petits films sont évacués au bout de trois jours. Mais c’est parce qu'il y a trop de films qui sortent. Et en même temps on ne va pas dire à un réalisateur : « Non, pas toi ». C'est un problème compliqué.

Vous avez dévoilé le casting sur votre page Facebook. Il est définitif ?
Tant qu'on est pas sur le plateau et que je n'ai pas dit « moteur », ce n'est pas définitif. Mais tout le monde est enthousiaste. Le tournage va être assez rapide, car c'est un lieu clos. Ça devrait durer neuf semaines. Certains acteurs vont jouer des androïdes, notamment Claude Perron, François Levantal et Alban Lenoir. Pas d’images de synthèse, parce que je pense que les spectateurs préfèrent voir de vrais acteurs. Et il y aura aussi des humains et trois robots mécaniques.

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Vous aviez d’autres projets qui n’ont jamais pu se faire ces dernières années ?
Il y avait un autre film, trop décalé et qui ne parlait que de sexe. Évidemment, on est à une époque où c'est compliqué… Mais c'est en train de devenir un projet de série, en français, tourné à Aix-en-Provence. En gros, le sujet, c'est tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe sans jamais oser le demander. 

C'est marrant, ça me dit quelque chose.
(Rires.) C'est Guillaume Laurant [le coscénariste de BigBug, qui travaille régulièrement avec Jeunet, NDLR] qui va écrire ça pendant que je tourne BigBug.

Et ce faux making-of d'Amélie Poulain dont vous parlez depuis un moment, ça avance ?
C'est un truc qui m'amuse beaucoup. C'est donc un faux documentaire sur le tournage d’Amélie que j'ai écrit et que je vais produire. J'espère le sortir en 2021 pour les vingt ans d'Amélie Poulain.

Au cinéma ?
Non, plutôt une diffusion à la télévision. Ça devrait durer une cinquantaine de minutes.

Vous ferez revenir tout le casting ?
Pas forcément. Mais plein d'acteurs vont rejouer leur propre rôle ou faire d'autres choses. C’est vraiment un truc de délire total et d'autodérision. Ce n'est pas un faux documentaire façon Forgotten Silver de Peter Jackson, où à un moment on ne savait plus si c'était du lard ou du cochon. Du coup ce n’était pas très drôle parce que ça aurait pu être vrai. Là, chaque gag est du grand n'importe quoi. Ce sera composé de fausses interviews, avec des gens qui vont parler avec la plus grande mauvaise foi du monde, le tout filmé au téléphone, de manière très cheap. Il y aura aussi des reconstitutions avec des personnages qui se prennent pour Amélie et qui provoquent des catastrophes, des délires à pisser de rire. On expliquera tous les secrets du tournage mais ce sera évidemment totalement faux.

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Hollywood, c’est totalement fini pour vous ?
La chose la plus précieuse pour moi, c'est la liberté. Et j'ai eu la chance d'avoir des gros budgets en France qui ont été des succès. Avec le recul, je réalise que j'ai eu une immense liberté en faisant Alien, la résurrection. Sauf qu’aujourd’hui, d'après ce que je j'entends de la part de mes collaborateurs à Hollywood, ce n'est plus ça. Les metteurs en scène sont des techniciens et les décideurs sont les producteurs des studios. Le temps passe vite, j'ai 66 ans. Alors pourquoi j'irais encore m'emmerder avec des Américains qui me disent qu'il faut faire comme ci ou comme ça ?