Kajillionaire
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La réalisatrice primée à Cannes signe une comédie poético-grinçante autour d’une famille pas comme les autres, portée par un formidable casting.

C’était il y a quinze ans déjà. On découvrait à la Semaine de la critique cannoise le nom de Miranda July avec son premier long métrage, Moi, toi et tous les autres. Auréolée d’une Caméra d’or, ce film venait en réalité de Sundance où July avait suivi un atelier d’écriture. On y retrouvait tous les stigmates d’un cinéma indé américain poético-intello (on ne disait pas encore bobo) où des êtres faussement banals se réinventaient un quotidien par la seule force de leur singularité. Des superhéros sans capes ni collants en somme, avec l’amour de l’autre comme unique et bel horizon. July – devant et derrière la caméra – produisait ainsi un cinéma raffiné et coloré dont Wes Anderson serait le totem, et pétri de bonnes ondes. Des ondes positives qui remettaient toutefois en cause l’esprit décalé de l’entreprise. Moi, toi et tous les autres était en réalité un film plutôt sage déguisé en clown triste, à l’instar de ses frères et sœurs du même âge (Juno, Little Miss Sunshine…). Quinze ans sont passés et voici Kajillionaire, son troisième long qui sonne comme un grand retour (on avait un peu oublié son deuxième, The Future, en 2011).

OUTSIDERS
Le monde de Miranda July n’a pas beaucoup changé en près de deux décennies. La ville-monde Los Angeles continue d’être arpentée à pied par les outsiders d’une société de consommation intimidante. Des outsiders à la recherche de la bonne formule pour intégrer le grand rêve commun. Nous parlions à l’instant de superhéros. Kajillionaire débute justement avec des acrobaties. À un arrêt de bus, on voit une jeune fille se lancer dans une chorégraphie « yamakazi » volontairement grossière, afin de subtiliser un colis dans une poste voisine. Elle, c’est Old Dollio (la singulière Evan Rachel Wood), seule enfant d’un couple de petits arnaqueurs vivant de combines plus ou moins foireuses. La cinéaste, qui s’est cette fois retirée du cadre, prend un véritable plaisir à décrire un quotidien en dehors des clous, n’hésitant pas à flirter avec la comédie et le fantastique (tremblements de terre incessants, mousse épaisse façon Blob recouvrant les murs du local qui sert d’habitation à ladite famille…) pour poétiser ce mode de vie alternatif. Un bonheur d’autant plus jouissif qu’il est porté par un duo d’interprètes savoureux : Debra Winger et Richard Jenkins. En parents décalés et débraillés, ils apportent tout le piquant et le ridicule nécessaires à leurs personnages dont le charme finira bien par s’étioler. Et de fait, ça ne tarde pas. Old Dollio se demande logiquement si le bonheur est possible au sein d’une famille toujours sur la brèche.

ESPRIT DE FAMILLE
Le gouffre, on le devine avec elle, n’est pas seulement social, il est aussi affectif. La jeune fille va pouvoir enfin formuler ses manques avec l’arrivée de Mélanie (la piquante Gina Rodriguez découverte grâce à la série Jane the Virgin) dans la bande. Cette dernière, parasite en effet de l’intérieur un esprit de famille déjà bancal. Le film bifurque alors légèrement et menace même de se prendre les pieds dans une sentimentalité appuyée. Mais July est plus intelligente que ça et elle a indubitablement gagné avec les années une certaine lucidité qui l’empêche de voir les choses en blanc ou noir. Car Old Dollio, une fois émancipée de ses géniteurs, n’acquiert pas pour autant le mode d’emploi pour vivre « normalement ». Elle trébuche, résiste, se heurte et sans regretter le moins du monde son existence passée, finit par se demander si la malhonnêteté dont faisaient preuve ses parents n’allait pas jusqu’à falsifier leurs sentiments. Kajillionaire est un film cruel et plus irrévérencieux qu’il n’en a l’air. Si Miranda July pouvait ne pas attendre dix ans avant de redonner des nouvelles de ses freaks, on lui en serait reconnaissant.

Kajillionaire, en salles le 30 septembre 2020